Et la parole s’est faite nombre

Premier roman de Léna Ghar, et quel roman ! Tumeur ou tutu explore les oscillations émotionnelles d’une jeune narratrice. Récit de violence, d’amour et de chair, le roman incarne une vision du monde portée par une attention précise aux sensations du corps.

Léna Ghar | Tumeur ou tutu. Verticales, 224 p., 19,50 €

Commençons par deux présupposés : il n’est de littérature vraiment sérieuse que celle qui propose l’invention de formes nouvelles, et l’innovation formelle ne peut passer que par un rejet de l’idéalisme des mots au profit d’une attention portée à la matière et au réel. Ces deux postulats permettent de juger du geste esthétique effectué par Léna Ghar dans son premier roman, Tumeur ou tutu

Au commencement, l’incarnation d’une parole. Le récit suit sa narratrice de ses trois à ses vingt-cinq ans dans son rapport à sa famille, à l’école, à ses premières amours, à l’existence et dans sa quête de ce qu’elle nomme son « intégration à l’humanité ». Plus que ce qui arrive réellement au personnage, c’est la construction progressive d’une voix pour se raconter qui constitue le sujet de ce roman. Le point de vue interne est radical, ce qui se manifeste de deux manières : les choses nous sont données par leur perception avant leur réalité physique et le monde entier est médié par le personnage principal dont la parole se tisse au gré de ses fluctuations mentales. Cette parole se retrouve d’emblée aux prises avec le monde qui l’entoure, et notamment celui des adultes, à l’exemple des figures d’autorités constituées par la mère ou la maîtresse. Ce regard adulte construit la manifestation du point de vue interne. On lit par exemple : 

« C’est que des mensonges, Grandoux est le plus gentil des enfants, et moi j’adore quand il me fait la surprise de venir me voir en BMX, mais personne ne le dit, et même pas Swayze, sinon Novatchok se fâche encore plus fort, déjà qu’elle est crevée et qu’on n’est pas foutus de la mettre en sourdine bordel de merde. »

Portrait Léna Ghar pour Tumeur ou tutu
Léna Ghar (2023) © Francesca Mantovani/Gallimard

Le discours de l’adulte, parasite, passe tel quel dans la parole de l’enfant. Si le point de vue unique est celui du personnage principal, d’autres voix se font ainsi entendre dans un dispositif qui superpose différentes strates de parole et de langue. L’enfant, étymologiquement, est celui qui ne parle pas. L’enfant est toujours d’abord parlé, par l’autre, par l’adulte. Dès lors, Léna Ghar nous propose l’expérience sensible de l’émancipation d’une parole, de sa mise en forme et de sa prise de conscience progressive, pour aboutir à une mise en mots de la pulsion de mort que porte le personnage (le titre en ce sens doit bien se lire « tu meurs ou tu tues »). Mais le cadre transfiguré de la littérature offre un lieu où peut s’exprimer et se comprendre la violence. Ce cadre n’est pourtant pas une mise en ordre, ce que serait toute tentative de l’édulcorer ou, au contraire, d’en proposer une vision spectaculaire. Léna Ghar prend acte de la violence, celle des émotions, celle du monde, notamment celle des adultes, d’autant plus insidieuse qu’elle ne se dit pas comme violence. 

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Le roman propose donc le travail salutaire d’une réinvention, d’une écriture qui n’est pas usage mais subversion du langage.

Les nombreux néologismes du personnage produisent une parole forte et singulière : citons, par exemple, la praison, mélange de prairie et maison tout autant que de prison. Le terme faussement simple, qui juxtapose deux réalités, le foyer de l’enfant et son terrain de jeu, son espace de liberté, construit l’inconscient de l’enfermement. Le sens précis du terme n’est jamais explicité, au lecteur de saisir les informations au vol, comme pour la distinction entre spartiates et paladins qui structure l’univers social de la narratrice. Citons encore intimmensité et immanité, dont la simplicité transparente rend compte d’un être au monde que le langage adulte ne permet jamais réellement de transcrire. 

L’enfant est celui qui ne parle pas. La violence d’être en vie passe ainsi par cette angoisse de nommer les choses, cette sensation diffuse de l’insuffisance du langage courant : « L’étau se resserre à mesure que je perçois l’indolence des spartiates à vivoter tranquilles à côté de choses qui n’ont pas de nom. Le jus de cornichon, la fonte jaune du mousson de canard, le froissement au milieu d’une chemise, la coupure au menton, la stabilité sans fondations, la solitude derrière une porte qui claque, le bégaiement nouveau, le froid d’un cloâtre délaissé, le vide salubre. Et ça ne gêne personne d’employer des démonstratifs et des articles définis ! Ils disent Quoi ? Ça ?! Bah ! ». 

Deux conclusions semblent se dessiner dans ce passage : la langue, en tout cas celle des adultes, ne pense pas, elle n’est que répétition, et la langue, en tout cas celle des adultes, ne permet pas de saisir le monde. Le roman propose donc le travail salutaire d’une réinvention, d’une écriture qui n’est pas usage mais subversion du langage. Parce que la littérature est une opération spécifique de pensée et de savoir, elle offre un lieu où la langue peut se remettre à penser. Dans le récit, ce sont les mathématiques qui permettent à l’héroïne d’habiter ce vide ainsi que la quête de ce qu’elle nomme « son équation » :

"Tumeur ou tutu", de Léna Ghar © Gallimard

« Soit H, Humanité, un ensemble composé d’éléments dits “êtres humains”. 

Soit Je, une individue composée d’éléments pas toujours limpides.

Aidez Je à savoir si elle est incluse dans Humanité.

Rappel des conditions de l’inclusion :

On dit qu’un ensemble A est inclus dans un ensemble B si chaque élément appartenant à A est aussi un élément de B

[…]

Ainsi, il est mathématiquement possible qu’un élément obscur appartenant à Je l’exclue de l’ensemble Humanité.

On sait que :

– Je ne cultive pas de passion notable pour le sport mais se tient debout, jouit d’un pouce opposable et est capable d’émettre des sons articulés grâce à son larynx.

Ainsi, Je possède un certain nombre d’attributs cognitifs et morphologiques caractéristiques de l’ensemble Humanité.

Or :

– Je évoque depuis l’an 3 une propriété barbare n’ayant pas de correspondance dans le dictionnaire des êtres humains ?

Donc :

– Un élément constitutif de Je n’est pas nommé dans Humanité.

– Je ne peut pas s’exprimer pleinement dans Humanité.

– Je n’est pas exclusivement définie par l’ensemble Humanité.

Nous sommes au regret de confirmer que Je n’est pas incluse dans l’humanité ». 

Il y a une vraie puissance à l’œuvre dans ce contraste entre la froideur objective du langage mathématique et son réinvestissement dans la violence de l’arrachement et de la dépossession de soi éprouvée par le personnage, qui ne peut se désigner autrement que par « Je », par un pur sujet grammatical. 

Équation insoluble que celle de concevoir une singularité dans l’essentialisme d’un terme aussi générique qu’humanitéTumeur ou tutu propose en même temps un récit autobiographique, qui suit la vie de son personnage de son enfance au moment de l’écriture, et la négation de l’autobiographie par son énonciation problématique et a priori exclue du commun et ne pouvant se raconter. S’il y a quête d’identité, il s’agit d’une identité non pas à découvrir ou à comprendre, ce qui impliquerait la préexistence d’une essence, d’une norme, celle des adultes, de la société, des autres, mais bien à créer contre les normes préexistantes. C’est précisément par la littérature, c’est-à-dire la subversion du langage et des formes existantes, une subversion qui passe par les néologismes, le brouillage des points d’énonciation et finalement le décalage introduit par les formules mathématiques, que peut advenir la singularité d’une parole. C’est au surgissement toujours en devenir de cette singularité que Léna Ghar nous convie dans ce magistral premier roman.