Comme une envie d’en découdre. Et toujours cet humour, ravageur. Maria Pourchet est de retour avec Western, et tout le monde en prend pour son grade.
Depuis maintenant dix ans, et avec une écriture d’une vivacité sidérante, Maria Pourchet – autrice notamment de Rome en un jour (Gallimard, 2013), Champion (Gallimard, 2015), Toutes les femmes sauf une (Pauvert, 2018) et de Feu (Fayard, 2021) – élabore, avec une voix très singulière et un implacable sens de l’observation, une réflexion sur le désir, la violence, et la liberté.
Western est une histoire de fuite. D’abord, celle d’un homme : Alexis Zagner, « la gueule du siècle – du début surtout », un acteur de théâtre sur le nom duquel s’est montée une nouvelle production de Dom Juan de Molière. Sentant le vent de l’époque tourner, et se rapprocher de lui les nuages d’une tempête MeToo, il tente de détourner l’attention en renonçant à son rôle de Dom Juan pour le donner à sa partenaire féminine. Devenu ainsi l’icône d’un mouvement féministe qui aurait dû pourtant le prendre pour cible, il se volatilise, et s’enfuit pour tenter de laisser derrière lui l’image d’un « être solaire venu se protéger à la campagne des éclats de sa propre lumière ». Mais il s’agit surtout de se planquer, et puis nous sommes dans un western, il met donc le cap à l’Ouest, ce territoire mythologique où la loi n’a pas cours ; et comme l’action se déroule en France, ce sera le Lot et ses causses.
Or, un autre personnage a pris la fuite et quitté la ville un an plus tôt pour se mettre à l’abri précisément sur ce même causse. Aurore, mère célibataire, est avant tout décrite comme un corps épuisé, qui « fonctionne depuis longtemps sur la réserve », et finalement un corps qui lâche. Une femme essorée par les injonctions diverses, contradictoires et variées, qui ont fait d’elle un « précipité de fatigue, d’inquiétude, d’ironie et d’eczéma ». Elle s’est donc mise au vert avec son fils Cosma sur ce causse du Lot, dans la maison héritée de sa mère. À la faveur de l’essor du télétravail, elle peut désormais exercer son « non-operational bullshit job » à distance ; elle est seule mais tranquille et tente de se défaire de la fiction puissante selon laquelle une femme ne parviendrait à l’état de « vraie femme que par la force pygmalioniste du couple ». Jusqu’à l’arrivée d’Alexis Zagner. Le western peut commencer.
De ce qu’elle entend dans le mot « western », Maria Pourchet donne plusieurs définitions tout au long du roman, et notamment celle-ci : « J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision, avec ou sans désinvolture, parce qu’il n’y a plus d’autre sens à l’existence que l’arbitraire. C’est un lieu assez nu, on s’y rend au sens du verbe “se rendre”. L’autre y est un décor et le temps dilaté. Le western se fout de son temps et de faire avec, il va contre. Ne coïncident plus l’homme et le manque mais l’homme et la plaine. Quelque chose précède toujours dans le western : une logique violemment personnelle et dérisoire, vouée à finir, faite d’ordre et de ville, de liens et d’habitude. Et de dettes. »
Le livre est effectivement construit sur une alternance de scènes situées dans ce lieu du western où se sont rendus Alexis et Aurore – lieu où ils pensent pouvoir échapper à l’ordre et aux dettes – et de scènes de la ville, où gonfle l’inéluctable tempête médiatique et judiciaire contre Alexis Zagner et tout ce qu’il représente. Car dans les westerns, quelque ambivalents que puissent être les personnages, il est toujours question de bons et de méchants et de l’endroit où se situe la loi, qu’elle soit du shérif ou du plus fort.
Dans les scènes parisiennes, donc, plusieurs types de shérifs des temps modernes tentent de redéfinir la loi et l’ordre – mission ô combien louable et nécessaire. Car Alexis Zagner a vraiment fait du mal à Chloé, jeune femme aspirant à devenir comédienne, recalée au Conservatoire national supérieur d’art dramatique à qui il propose des cours particuliers. Alexis Zagner, comme Dom Juan, la désire, la consomme puis la jette, et Chloé ne s’en remettra pas. Comment qualifier la faute, comment punir le responsable ? « Le problème avec la violence psychologique, c’est qu’on peut. Le problème avec elle, c’est de lui avoir si longtemps donné d’autres noms. Comme passion, comme liberté. Le problème avec l’emprise, c’est son synonyme, l’amour, et le problème avec lui ce sont ses droits. »
‘Western’ se situe à un endroit très singulier de l’écriture où jamais le sens de l’humour n’empêche la fiction de prendre, c’est peut-être là sa grande réussite.
On croise tous les protagonistes classiques de ce type d’affaire : la victime, véritablement bouleversante (et ici pas une trace d’ironie dans l’écriture de Pourchet), l’épouse légitime pour qui c’est l’histoire de trop, la maitresse bafouée qui tire les ficelles, « l’émotif journaliste voué à la défaite du patriarcat dans une publication vouée au sauvetage de la démocratie ». La machine s’emballe : enquêtes journalistiques, analyses des échanges amoureux d’Alexis devenus publics pour y repérer « les figures rhétoriques auxquelles le langage a recours pour signer son propre abus », glose infinie sur la véritable interprétation du personnage de Dom Juan, tartuffes à tous les étages, hashtags partout, justice nulle part.
Et c’est peut-être là que le récit prend toute sa dimension tragique. La satire que fait Maria Pourchet de notre époque est brillante car elle montre combien il est difficile de prendre part à l’élaboration d’une nouvelle morale sans devenir le personnage grotesque d’une grande farce ; et que, s’il est une statue à déboulonner, c’est celle du Commandeur.
Western se situe à un endroit très singulier de l’écriture où jamais le sens de l’humour n’empêche la fiction de prendre, c’est peut-être là sa grande réussite. Sans doute aussi parce que la fiction – ou plutôt les fictions que l’on construit pour soi et pour les autres – est le véritable sujet du livre : comment les mises en récit collectives façonnent les normes et les désirs, comment elles bousillent la vie, comment la déconstruction des fictions passées nous pousse inévitablement à en reconstruire de nouvelles. Chez Maria Pourchet, la seule vérité se situe sous la peau ; il y a un noyau inaliénable dans l’être humain, celui du corps désirant et amoureux. « L’amour est endémique, il repousse n’importe où. On ne dit qu’il est rare que par bonté pour les manants et les secs, pour ceux qui n’ont rien sous la peau. En vérité il est partout, explosif ou rampant. Les incendies c’est lui, la fin du monde c’est lui. »
Bien sûr qu’il faut imprimer la légende, il n’y a que ça à faire, puisque c’est de légendes que la réalité est faite.
Oriane Delacroix est journaliste, collaboratrice de France Culture.