Glory raconte l’histoire d’un pays fictif, le Jidada, peuplé d’animaux qui, tels ceux du célèbre roman de George Orwell La ferme des animaux (paru en Grande-Bretagne en 1945), parlent et s’habillent comme des humains. Son autrice cite également comme source d’inspiration sa grand-mère qui lui racontait des fables animalières. Les Jidadiens se désignent comme des « animals », « mals et femals » et, en bonnes créatures du XXIe siècle, utilisent Internet et les réseaux sociaux. Le Jidada est dirigé par un despote vieillissant, un cheval surnommé la Vieille Carne, jusqu’au jour où il est renversé. Quel avenir alors pour le Jidada ? L’écrivaine zimbabwéenne NoViolet Bulawayo signe un récit où l’humour le dispute à l’horreur, et qui résonne avec les questions d’hier et d’aujourd’hui.
Dans Glory, tout commence avec un discours officiel, celui du Président, Père de la Nation, lui-même. Son entourage comprend une ânesse, « Première Femal » car compagne de Son Excellence (Merveilleuse, dite Dr Douce Mère), une armée de chiens, un cochon prophète (O. G. Moïse) et le vice-président (Tuvius Délice Shasha, dit Tuvy). La cérémonie est légèrement perturbée par les Sœurs des Disparus du Jidada. Le décor est planté : un ancien combattant qui s’est illustré lors de la lutte pour l’indépendance du pays accapare le pouvoir, un pouvoir absolu puisque même le soleil lui obéit. En dehors de sa cour vivent des masses animales anonymes, affiliées au Parti du pouvoir ou plus rarement dans l’opposition. Un coup d’État met un terme à ce règne et l’on entend partout, y compris sur la Toile, à grand renfort de hashtags, que les élections à venir seront de vraies élections sans fraude. Pendant ce temps, Destinée, une chèvre, revient au Jidada après dix ans d’absence. Dans le village de sa mère, les habitants espèrent un vrai changement à l’occasion des élections. Une apparition de papillons rouges est signalée ; les papillons, symboles de l’âme dans de nombreuses cultures, représentent, on pouvait s’en douter, les morts du Jidada, ceux-là mêmes dont les Sœurs des Disparus entretiennent la mémoire. Et le résultat des élections tombe : Tuvy gagne, quid du « Nouveau Système » qu’il promet ?
Destinée découvre des choses sur sa famille qui révèlent tout un pan du passé jidadien, particulièrement le Gukurahundi. Ce mot, qui n’a rien de fictif, est familier à ceux qui connaissent l’histoire du Zimbabwe : il vient d’un mot shona (l’un des groupes ethniques du pays) et désigne un génocide qui a ravagé le pays dans les années 1980. La Vieille Carne est un avatar de l’ancien président Robert Mugabe, qui lui aussi voulait que son épouse lui succédât, a tenté en vain d’écarter du pouvoir le vice-président et a fini destitué, désavoué et très malade. Le Gukurahundi, historiquement, ce sont des actes de torture et de massacre perpétrés par des hommes à béret rouge formés en Corée du Nord ; ce n’est pas un hasard si le crocodile (véritable surnom d’Emmerson Mnangagwa, successeur de Mugabe à la tête du Zimbabwe) du roman, une bête qui fait peur aux enfants et acquiert une majuscule, a « un œil de la couleur du drapeau de la Corée du Nord les bons jours, et l’autre de la couleur du drapeau de la Corée du Nord les très mauvais jours ». Ce sont des Shonas s’en prenant à des Ndébélés avec une violence extrême, des viols, des familles massacrées au nom de la recherche de dissidents, des villages qui n’ont rien à envier à Oradour-sur-Glane. Le ton humoristique du début du roman a disparu dans ces pages ; on se croirait plutôt dans Je meurs comme un pays (1978) de Dimìtris Dimitriàdis [1].
Le « Nouveau Système » du nouveau président du Jidada, Tuvy dit le Sauveur (on ne craint pas les évocations bibliques dans ce pays), se caractérise par son absence de nouveauté : les élites vivent dans l’opulence tandis que les citoyens ordinaires endurent coupures d’électricité à répétition et files d’attente à rallonge. Enseignants, médecins et infirmières – ceux qui n’ont pas quitté le pays, du moins – se mettent sans cesse en grève. La colère gronde dans « l’Autre Pays » (Internet) mais aussi dans « le Pays Pays » (le Jidada lui-même) : si les critiques et autres appels à la démission de Tuvy se cantonnent pour un temps à Twitter, on en entend de plus en plus dans ce que disent les gens qui font la queue, ne sachant plus s’ils doivent regretter la Vieille Carne, ravivant les débats sur les violences entre « Shonamals » et « Ndébélémals ». Une résistance et des boycotts s’organisent, dans l’espoir de mettre fin à la mascarade que représente le nouveau régime politique, de construire un pays unifié et égalitaire. Les papillons rouges réapparaissent, « les morts ne sont pas morts », écrit NoViolet Bulawayo, citant le roman Nehanda de l’autrice zimbabwéenne Yvonne Vera (non traduit en français). Nehanda est le nom d’une figure ancestrale, d’un esprit mythique, qui a donné son nom à une spirite zimbabwéenne, Mbuya Nehanda, active dans la lutte contre le pouvoir colonial britannique au XIXe siècle, « pendue par les Britannimals pendant la lutte pour l’indépendance » dans sa version jidadienne. Reine Lozikeyi est une autre figure, légèrement plus tardive, de la lutte contre l’oppression coloniale. Une façon de suggérer que le pays a pu se construire aussi bien grâce à des Shonas qu’à des Ndébélés, ces femmes appartenant à divers groupes ethniques. Sans la dévoiler, on peut dire que la fin exprime un rêve de révolution à grande échelle, un soulèvement puissant comme un cyclone.
Glory, paru en 2022, s’affirme incontestablement comme un très grand roman africain contemporain : ancré dans le Zimbabwe, y compris à l’aide de détails comme le jeu qui consiste à identifier un véhicule motorisé à son seul bruit, également décrit par Christopher Mlalazi (autre écrivain zimbabwéen) dans son roman Running with Mother (2012), il a une portée bien plus large. Aucun pays, pas plus un pays d’Afrique que les États-Unis ou la Chine, ne peut désormais ignorer ce qui s’écrit sur la Toile et particulièrement sur les réseaux sociaux. Aucun criminel de guerre ne peut prétendre échapper à la mémoire des peuples. Et combien de dirigeants politiques ont prétendu incarner la nouveauté et promis des jours meilleurs à des électeurs plus mal lotis après leur élection qu’avant ? Le style oral et répétitif paraît de prime abord cocasse, pour finir incantatoire. La langue est pleine d’expressions propres au Zimbabwe, au premier chef le mot « tholukuthi » qui revient si fréquemment, mais elle parle à tous. Le nom même du Jidada « avec un -da et encore un -da » laisse entendre que l’histoire s’y répète, ce que confirme le chapitre intitulé « Passé, présent, futur, passé ». Dans les chambres d’écho que sont devenus les médias et le Web, la répétition est aussi quelque chose qui caractérise le monde actuel ; pas étonnant que les citoyens du Jidada reprennent en chœur le « je ne peux plus respirer » de George Floyd, « frère noir » tué par un policier qui leur fait penser à un « Défenseur » : « Tout le monde savait, que ce soit au Jidada ou au-delà de ses frontières, que les Défenseurs du Jidada étaient par nature des bêtes violentes et morbides ». (Dans Glory, comme dans La ferme des animaux, ce sont des chiens.) Le cyclone des « enfants de la nation » pénètre le Sanctuaire des dirigeants (inspiré du Sanctuaire des héros du Zimbabwe), abattant des statues jusqu’à causer « la chute de tous les tyrans africains ». Ces statues mises à terre résonnent avec de nombreux événements plus ou moins récents, qui se sont déroulés de l’Irak aux États-Unis en passant par l’Ukraine.
La réflexion sur le langage et son utilisation est palpable : la répétition peut être un outil de propagande, une expression d’autosatisfaction ou de narcissisme, jusqu’à l’absurde, comme lorsque le Sauveur de la Nation renomme toutes les avenues « Tuvy » et toutes les villes du Jidada « Tuvyville ». « Et quand il entendit les noms récités, il se délecta sans fin en ayant l’impression qu’il était en fait synonyme de Jidada. Il était courant à cette époque d’entendre un animal dire une chose comme : « Ma famille se répartit entre Tuvy et Tuvy et Tuvy, quant à moi je vis à Tuvy, sur Tuvy, juste à côté de Tuvy, mais je suis né et j’ai grandi à Tuvy, donc dans mon cœur je reste un gosse de Tuvy. » Mais c’est aussi l’expression d’un ras-le-bol : quand on lit que les membres du nouveau gouvernement jidadien – qui partage avec le précédent des ministères tout à fait orwelliens (ministre des Choses, de la Propagande, de la Corruption, etc.) – se sont « servis-servis-[…]-servis », le mot « servis » est répété un nombre de fois proche du nombre de jours dans l’année. Si ce passage dessine presque un quadrillage sur la page, les derniers passages de répétitions par dizaines suggèrent davantage des diagonales, comme le signe d’une nouvelle direction, un signe supplémentaire du pouvoir des arts et des lettres que représentent, pour la révolution jidadienne, les créations de Destinée et de son ami, l’artiste Golden Maseko. Il nous faut de nouveaux noms [2], disait le titre du premier roman de NoViolet Bulawayo ; à cela s’ajoute dans Glory l’appel à de nouveaux symboles et à de nouveaux modes d’action.
[1] Dimìtris Dimitriàdis, Je meurs comme un pays, traduit du grec par Michel Volkovitch, Les Solitaires intempestifs, 2005.
[2] NoViolet Bulawayo, Il nous faut de nouveaux noms, traduit de l’anglais (Zimbabwe) par Stéphanie Levet, Gallimard, 2014.