Pierre Alferi, l’affranchi

Pierre Alferi est mort en août 2023 après avoir enduré une lourde maladie. Pendant quatre décennies sur les six qu’il a vécu, il a tenu une place à part dans la littérature, qui en a fait un phare pour beaucoup. Parce qu’il ne tenait jamais en place et qu’il échappera toujours, il n’a pas pris les traits du « grand écrivain » national et célèbre. Mais pour celles et ceux qui l’ont lu, écouté ou qui ont regardé son œuvre dessinée, il a ménagé un espace heureusement anachronique où l’avant-garde était encore possible.


Ça a commencé par La Revue de littérature générale, dont le premier numéro est sorti en mai 1995. Il s’ouvrait sur un texte qui donnait son titre au volume, « La mécanique lyrique », signé par les deux responsables de la revue, Pierre Alferi et Olivier Cadiot. Ce fut un coup de tonnerre dans un ciel uniforme. Quoi ? Il était encore possible de faire de la poésie un avenir et un avenir avec la poésie ? Et de faire communauté autour de cette idée ? Les années 1980 semblaient avoir enterré tout cela et voilà qu’un gros volume de 400 pages nous donnait un lieu où la littérature pouvait se tenir. On pouvait bien mesurer les écueils de certains formalismes sans pour autant renoncer aux formes. Le texte d’introduction était moins un manifeste qu’une volonté de manifester tout ce qui se faisait et ce qui était encore possible : ouvrir la boîte à outils, montrer des instruments d’écriture, donner tous les moyens pour vivre, créer, penser le monde « en écrivain ». La littérature n’était plus seulement un grand marché, une affaire culturelle. Il y avait une marge active et encore assez large pour accueillir des théories fictives, la « mécanique lyrique », mais aussi « l’hypothèse du compact », de Jacques Roubaud, les « Compressions » de Georges Aperghis, « La morale du cut-up » de Christian Prigent, « Mes robots ménagers » d’Anne Portugal… Il y a eu un numéro 2, Digest, en 1996, très marquant lui aussi (on y lisait pour la première fois Testimony de Charles Reznikoff), mais pas de numéro 3 : les artisans étaient épuisés, sans doute, mais, à regarder les choses à distance, on se dit qu’il valait mieux laisser à ces deux monolithes leur puissance d’événement.

Pour Pierre Alferi, les choses avaient commencé avant. Il avait déjà publié dans tous les genres, trois recueils de poèmes ou textes brefs, un roman (tous chez P.O.L) et deux essais, l’un issu de sa thèse de philosophie, Guillaume d’Ockham le singulier (aux éditions de Minuit), l’autre, expérimental, Chercher une phrase (Christian Bourgois). Surtout, il avait déjà fait l’expérience de l’aventure collective et programmatique en créant avec Suzanne Doppelt la revue Détail, qui connaît trois livraisons entre 1989 et 1991 et où les affinités se dessinent. Tous ceux de Détail seront aussi de la Revue de littérature générale. Mais, toujours en mouvement, il ne lui viendrait pas à l’idée de créer des « mouvements ». Aux assignations, il préfère les compagnons et les compagnes, avec qui il expérimente et fait tourner les arts : la photographie et le dessin, avec Suzanne Doppelt, le théâtre avec Fanny de Chaillé, la musique, avec Rodolphe Burger, et bien d’autres affinités horizontales encore. Il aime travailler avec d’autres. Il ne cesse de prouver qu’il y a toujours de l’espace pour qui sait s’affranchir des assignations. Avec lui, c’est la marge qui croît, et ce n’est pas un désert. L’autonomie n’est pas la solitude. Sa longue amitié avec Olivier Cadiot en est la preuve : ils ont lié leurs noms l’un à l’autre pour mieux creuser leurs œuvres propres, lucides, intelligentes et sensibles, mais très différentes l’une de l’autre.

Portrait de Pierre Alferi
Pierre Alferi ©Anne-Lise Broyer

Il y a eu la marge bruyante de Pierre Alferi : celle des revues, de l’expérimentation de tout, absolument tout : dessin, musique, cinéma, roman, poésie, essai, calligrammes pour le tramway parisien, livrets, paroles de chansons. Et puis il y a la marge silencieuse, dans laquelle il s’est progressivement arrêté. De la première période, une œuvre, majeure selon moi, mériterait de trouver sa juste place dans la littérature contemporaine. Il s’agit du Cinéma des familles, roman vraiment magique sorti en 1999. Deux petits garçons, véritables frères « lumière », filment des séquences de leur vie de famille, avec leur sœur Alice, toute en métamorphoses. Tantôt les parents sont là, tantôt ils disparaissent, laissant les enfants à leurs inventions lexicales, leur pidgin polyglotte, leurs identifications multiples. Tout le langage est exploré comme un très grand terrain de fouille et de jeu. Le roman n’est pas linéaire mais il offre une histoire, des personnages, un univers. C’est un livre très surprenant, très profond, d’une grande beauté. De la seconde période, également marquée par un engagement continu dans la transmission par l’enseignement, aux Arts déco puis aux Beaux-Arts, je retiendrai Hors sol, pour son titre si consonant avec ce qu’a mis d’elle-même dans son œuvre la personne dont je parle ici, définitivement hors sol désormais, mais qui a choisi, vivant, de l’être aussi. Hors sol est un roman situé très loin dans le temps futur, d’où tombent des bribes de communication rompue à partir desquelles l’écriture se réinvente. Et puis Divers chaos, qui rassemble, en 2020, tout ce que Pierre Alferi fait avec les silences : lorsqu’ils se font entendre, ils rompent avec la fausse naturalité du langage, cassent la logique de la forme attendue, de la phrase ou du sens premier. Cela donne des proses coupées, du mot à mot, des suites légères, des graffitis, des scènes de rue, des poèmes dessinés, des dessins de monstres ou de filaments organiques, des odeurs, beaucoup d’odeurs. Le poète s’y intéresse à l’algologie : à la fois science des algues et science des douleurs ; et si l’on figurait la douleur comme des algues, ne la rendrait-on pas moins pénible à supporter ?

Le souci des formes va toujours de pair avec le refus de s’installer en elles, de tout ce qui aurait l’apparence d’une certitude ou d’un contrôle. Il faut les creuser avec le silence pour rester au lieu exact, présent, de la perception. On le voit et on l’entend dans le genre qu’il a inventé, le cinépoème : les mots, les phrases, y sont à la fois les images et la réalité filmée. Elles apparaissent, disparaissent selon un rythme propre donné par le montage image par image et amplifié par l’utilisation de la musique enregistrée. Dans cette forme, il prend position pour le poème, qui donne à voir le langage et lui seul, ainsi que son progressif évanouissement dans la fin du poème.