Lídia Jorge achève Misericordia en juin 2022, et le dédie à sa mère, Maria dos Remédios, qui lui a demandé d’écrire cette histoire. Commandé par la voix maternelle, le récit est présenté comme la « transcription d’une archive audio » de presque quarante heures de « témoignages » de Maria Alberta Nunes Amado, enregistrés pendant un an quasiment jour pour jour entre avril 2018 et avril 2019.
L’autrice précise que les marques d’oralité, les rires et les larmes, tout comme la musique qui accompagne certains moments, ont disparu de ces pages, mais que les mots écrits de la main de Maria Alberta Nunes Amado ont été transcrits tels quels et ont joué un rôle dans l’organisation du récit. La plupart des chapitres se terminent en effet par de courts vers, en italique, le plus souvent datés, formes fragmentaires, musicales, dont le caractère elliptique contraste avec le chapitre qu’ils accompagnent, et qui donnent à chacun un accent particulier, en soulignant la note dominante des mots de la vieille dame.
Maria Alberta Nunes Amado demeure à l’Hôtel Paradis, où elle termine sa vie, en compagnie de pensionnaires qui partagent son quotidien bien réglé (certains y faisant seulement un séjour très bref, d’autres au contraire devenant de véritables compagnes ou compagnons) et de membres du personnel qui se succèdent eux aussi, de plus en plus rapidement au fur et à mesure que les difficultés s’accumulent. La grande vieillesse, la fin de vie, un sujet qui peut sembler sinistre et pathétique au lecteur, d’autant plus quand on sait dans quelles conditions ces femmes et ces hommes sont tenus à l’écart de la société, dans ces maisons que l’on voudrait pouvoir éviter. Qui plus est, le récit s’achève au début de la pandémie de covid qui a désorganisé et fragilisé encore davantage ces établissements, les résidents et les personnels, suscitant l’épouvante chez certains, persuadés que l’heure de l’Armageddon avait sonné.
On ne trouvera aucune note macabre dans le récit de Lídia Jorge, ni aucune place laissée au pathétique. Si l’écrivaine ne fait nullement l’impasse sur les difficultés inhérentes à la prise en charge des plus anciens dans nos sociétés, ce n’est pas l’objet du récit. En effet, celui-ci émanant des confidences de Maria Alberta, il fait la part belle au regard que la vieille dame pose sur le monde, celui qui est le sien désormais, l’Hôtel Paradis, où s’invitent des souvenirs plus ou moins lointains de sa jeunesse, et où viennent parfois lui rendre visite sa fille et son gendre. De ce regard à la fois doux et sévère, toujours percutant, surgit un univers entier dans lequel on retrouve la si grande subtilité de Lídia Jorge, son art de déceler dans les détails les secrets de l’âme humaine et de les restituer dans une langue unique, de mettre l’accent sur des histoires qu’elle transforme en épisodes à la lisière du fantastique, comme l’invasion de l’Hôtel Paradis par des milliers de fourmis surgies des profondeurs.
Dépossédée de ce qui l’a constituée pendant toute sa vie, Maria Alberta trouve à l’Hôtel Paradis des goûts d’exil, parce que dans cet endroit, peut-être ironiquement baptisé « Paradis », il n’existe plus de lieu inviolable : « Et il n’y a plus rien qui ne soit qu’à moi, ni mon corps, ni mon esprit », constate-t-elle avec tristesse. Lorsqu’elle soupçonne qu’on lui a volé ses habits, et, bien pire encore, qu’on s’est emparé d’un message écrit sur une feuille par un pensionnaire de passage, message qui lui était uniquement destiné, dans une intimité dérobée au quotidien sous le contrôle permanent du personnel de la maison de retraite, elle est prise d’effroi et pense mourir.
C’est dire combien veiller sur ses secrets est une forme de vitalité de première nécessité. C’est d’ailleurs ce que Maria Alberta fait et défait dans le même geste en confiant ses pensées à Lídia Jorge, témoignant de ces mois passés nécessairement à l’abri des regards de ceux qui ne vivent pas là. Mais c’est aussi en se livrant à cette parole que, paradoxalement, elle reprend possession de cette intimité qu’il lui faut à tout prix préserver, dans la forme parachevée par l’écriture de Lídia Jorge, Misericordia
Par ce récit, Lídia Jorge rappelle avec force et poésie ce que l’on a trop souvent (et c’est probablement une facilité) tendance à oublier, à savoir que les plus anciens d’entre nous ont une vie bien à eux, qui n’a pas moins d’intérêt ou de richesse que la vie de n’importe qui, et que leur présent n’est pas moins important que leur passé. Que les fins de vie ne se résument pas à une lente déchéance, même en maison de retraite. Et que les histoires d’amour et d’amitié vécues à l’Hôtel Paradis ne sont pas moins importantes que celles que Maria Alberta a vécues le reste de sa vie. Elles prennent au contraire une intensité surprenante, belles et tragiques tout à la fois, et c’est dans des bribes de souvenirs d’un temps plus ancien qu’elles s’inscrivent, faisant de l’existence de Maria Alberta un entrelacs subtil de passé et de présent, aux accents poétiques, oniriques et presque fantastiques, mais aussi parfois tout à fait prosaïques. L’amitié qui lie Lilimunde, une très jeune femme qui travaille à l’Hôtel Paradis, et Maria Alberta est emblématique de la manière si belle que la vie a de se façonner, même à l’approche de la mort. Lilimunde, précédé d’un parfum de bergamote, est une véritable « apparition » pour Maria Alberta. Au fil des pages, et des semaines, elle tisse une relation avec la vieille dame emplie de beauté et d’amour, celle d’une vie qui s’annonce, qui s’impose et qui insuffle sa force à la vie qui recule, tout comme Maria Alberta apporte à la toute jeune Lilimunde sa vigueur et sa solidité.
Vieillir et s’approcher de la mort, être hantée par la Nuit qui apparaît dans les moments de solitude nocturne, n’empêche pas de continuer à raconter, à penser, à tisser des liens, à aimer ou à détester. Il n’y a pas de fin à la vie avant la fin ultime dans Misericordia, et c’est un des aspects sans doute sur lequel le titre insiste : tant qu’on est en lien avec les autres, on est vivant. Et on peut se pardonner. Et chaque relation, aussi ténue soit-elle, parfois limitée à un regard, un parfum, un geste, relève de cette vie qui continue de se faire, au sens poétique, celui contenu dans la poiêsis.
La fille de Maria Alberta est une écrivaine, et sa mère, soucieuse du succès de sa fille, n’hésite pas à lui donner des conseils, comme soigner davantage la fin de ses livres et accorder la part belle aux grands de ce monde plutôt que de s’intéresser à ceux que personne ne voit. Outre la beauté de l’amour entre la mère et la fille, beauté qui n’est pas assombrie par l’incompréhension indéracinable, mais qui est au contraire rendue encore plus éclatante par ce fait même – aimer pleinement sans se comprendre comme forme ultime de l’amour filial –, surgissent dans la relation entre Maria Alberta et sa fille des questions poétiques de première importance. Quelle est la place d’un écrivain dans le monde ? Face au désarroi de sa mère, la fille répond : « “Exactement, tu m’as ôté les mots de la bouche, je suis un chien de l’Histoire, je vis pour flairer ses mouvements, la dénoncer, la mordre, la trahir. Je ne suis pas de sa famille, je suis son adversaire.” » À rebours de l’Histoire et des vainqueurs, la littérature s’inscrit nécessairement contre. Elle est du côté des petits et des perdants. Misericordia est aussi dédié à l’écrivain Luis Sepúlveda, et apparaît comme un hommage puissant à cette littérature, celle des « adversaires », hymne à la création et à la manière dont chaque existence contient une force poétique que le récit de Lídia Jorge met au jour avec vigueur et générosité.
Cet article a été publié chez notre partenaire Mediapart.