Le nouveau livre de Jean-Michel Rey se présente modestement comme « Quatre manières de traiter un embarras ». Plutôt que la vague leçon de morale quotidienne à laquelle ce sous-titre fait penser, il s’agit d’une réflexion sur diverses tentatives d’effacement – des Juifs, des protestants, des enfants – dont certaines ont pu mener à la pure et simple extermination. Il n’égrène pas des jugements qui vont de soi mais en reste à l’analyse des raisonnements.
Il est facile de dire quatre-vingts ans après que le statut des Juifs promulgué par le régime de Pétain était odieux en son principe même. Nul n’en doute plus désormais. Il est plus instructif – et plus dérangeant – de mettre en évidence ses présupposés implicites. Exclure les Juifs de telle ou telle activité, leur interdire un certain nombre de choses et leur en imposer d’autres suppose, puisque c’est d’un texte juridique qu’il s’agit, de définir ces « Juifs » à qui l’on s’en prend ainsi. Or cette « Loi portant statut des Juifs » est incapable de définir ceux dont elle restreint les libertés. Elle pourrait bien sûr se fonder sur la pratique religieuse mais il faut se rendre à l’évidence que cela ne fonctionne pas.
D’abord, parce que la notion même de religion relève du christianisme, pour ne pas dire du catholicisme. Les Juifs ne se pensent pas eux-mêmes comme juifs au sens où d’autres se déclarent catholiques ou protestants, quittes comme Maurras à se dire « athée et catholique ». On peut de même se penser comme Juif tout en se proclamant athée ou simplement indifférent à toute pratique de type religieux, à tout rituel, à toute observance.
Ensuite, parce que le filtre est trop fin et ne donne pas le moyen d’exclure assez de Juifs. Si l’on s’en était tenu à un critère religieux, on n’aurait rien pu faire contre des athées ou des protestants. Or on a envoyé vers les camps de la mort des pasteurs protestants que l’on a assassinés en tant que Juifs parce que tel de leurs aïeux l’était peut-être.
On ne pouvait pas non plus utiliser le critère de la nationalité puisqu’on voulait s’en prendre aussi à des Français de longue date, qui avaient montré leur patriotisme dans les tranchées de Verdun. Décider d’exclure les apatrides n’était une bonne idée qu’en apparence puisque la plupart des apatrides étaient justement exclus de leur patrie, en tant que Juifs pour beaucoup d’entre eux. On tournait donc en rond. La solution consistant à définir les Juifs comme gens qui se cachent, notamment sous un nom d’apparence bien française, était aussi une fausse bonne idée puisque juridiquement inapplicable par définition.
Il est vrai que l’oreille antisémite est fine à ces sonorités, étrangères ou simplement étranges, qui révèlent le Juif mal caché. En 1938, l’historien Marc Bloch postule pour la direction de la rue d’Ulm. Lucien Febvre, cofondateur avec lui des Annales d’histoire économique et sociale et alors professeur au Collège de France, veut l’en dissuader. Il lui écrit : « S‘il ne se pose pas pour moi et pour quelques autres de plus en plus rares, le problème onomastique se pose. » En 1942, l‘un écrit sur Rabelais, l’autre entre dans la résistance armée et sera fusillé à ce titre. Il est à craindre que Brasillach – qui s’y connaissait en matière nazie – n’ait eu raison d’écrire en février 1939 : « L’antisémitisme n’est pas une invention allemande, c’est une tradition française ». Mettons que cette conviction justifiait par avance son collaborationnisme militant.
À quoi alors va-t-on juridiquement reconnaître l’identité de « Juif » ? À ceux qui, par légalisme, seront allés au commissariat se déclarer tels et porteront l’étoile jaune, seul signe tangible. Autant dire que, monstrueusement inhumaine, cette « Loi portant statut des Juifs » est aussi un monstre juridique puisqu’elle est fondée sur un cercle vicieux. Illégitime dans son objet et aussi contraire à toute légalité qu’une loi pénale qui ne punirait que les délinquants s’étant dénoncés eux-mêmes.
La deuxième étude du livre de Jean-Michel Rey est dévastatrice d’une autre manière. Étudiant les polémiques anti-protestantes de Joseph de Maistre et leur parenté avec celles de Bossuet, il donne du catholicisme un image extrêmement sectaire. Tous les Français savent que l’hostilité entre catholiques et protestants s’est traduite par de violentes guerres civiles au XVIe siècle, suivies de longues exactions contre les protestants qui ont conduit nombre d’entre eux à l’exil, vers les Pays-Bas et l’Allemagne en particulier. Mais on s’étonne aujourd’hui de découvrir la violence des attaques menées par un contemporain de la Révolution. On connaissait le sigle RPR pour « religion prétendument réformée » ; on découvre que l’adverbe porte aussi sur le substantif et que ce n’est même pas une religion puisque seul le catholicisme mérite ce nom. On savait qu’un des actes fondateurs du protestantisme avait été la traduction de la Bible par Luther ; on découvre que l’Église ne se contentait pas de contrôler l’accès des fidèles aux textes sacrés mais qu’elle le leur interdisait. Ce n’est pas seulement que la Bible n’était accessible qu’aux lecteurs du latin, c’est surtout qu’un vrai chrétien devait impérativement s’en tenir éloigné car le christianisme n’est pas une religion du Livre. Preuve que les protestants ne valent pas mieux que les juifs : ils ont une religion du Livre.
Parce que l’un et l’autre furent défendus par Voltaire, le martyre du chevalier de La Barre pouvait paraître de même nature que celui de Calas. Or un point important les différencie, c’est que Calas a été condamné parce que protestant mais pas en raison de son attitude religieuse qui était connue mais qu’il n’a nullement mise en avant. Il est condamné au supplice comme on a si souvent fait des Juifs. Le chevalier de La Barre a manifesté son irréligion, Calas n’a rien manifesté du tout mais il était calviniste. On voit bien comment l’antisémitisme n’eut qu’à mettre ses pas dans ceux de cet anti-protestantisme.
L’intolérance catholique a été maintes fois dénoncée, dans un esprit que l’on peut dire voltairien. L’intérêt des textes mis en avant par Jean-Michel Rey est qu’ils revendiquent un sectarisme et une intolérance encore plus violents que ce qu’en disent les plus radicaux des anticléricaux. Et ils ne sont pas signés du seul Joseph de Maistre, mais aussi, avant lui, de Bossuet ou de Novalis et, plus tard, d’un Barbey d’Aurevilly ou d’un Léon Bloy.
L’étude suivante de Jean-Michel Rey porte sur un point apparemment plus technique. Elle est centrée sur un texte peu connu d’Edgard Quinet publié en 1838, en préface à un poème intitulé Prométhée, dans lequel cet historien rapproche le supplice du Titan du Caucase de celui subi par le Christ. La thèse, reprise à son compte par Simone Weil un siècle plus tard, est que les Grecs de l’Antiquité auraient été déjà chrétiens, quoique de façon encore confuse. Elle est aussi vieille que les Pères de l’Église et Pascal en a donné une formulation frappante : « Platon, pour disposer au christianisme ». On voit bien que, si les Grecs sont déjà chrétiens avant même la naissance de Jésus, alors la tradition juive n’a joué aucun rôle dans l’affaire. On aurait donc là une autre manière d’expulser les Juifs de la civilisation. Ce n’est pas faux mais est-ce l’approche la plus intéressante de la question ?
Jean-Michel Rey met en avant la tradition issue du gnostique Marcion, dont il parle sans vraiment en parler au prétexte que ce serait trop technique. Sans résumer les travaux d’Adolf von Harnack, il aurait pu y faire allusion, ou du moins en reprendre le mot « ultrapaulinisme » pour caractériser la position de Marcion inscrivant le christianisme dans une logique de rupture complète avec la tradition juive. Mais l’Église s’est refusée à pareille rupture, préférant concevoir un Ancien Testament qui « annonce » le Nouveau. On peut considérer qu’a persisté une tentation marcionite, dans et hors de l’Église, sans pour autant se hâter de qualifier de marcionite toute affirmation selon laquelle les Grecs anciens auraient d’une certaine manière été déjà chrétiens.
Plus intéressante pourrait être une réflexion sur ce renversement de l’histoire que pratique continûment l’Église. Qui s’est intéressé à la manière dont a été élaborée la doctrine chrétienne durant les trois siècles qui séparent la mort de Jésus du concile de Nicée n’a pu manquer de voir comment les grands théoriciens que l’Église a reconnus ensuite pour ses Pères ont utilisé les concepts élaborés par les philosophes grecs pour formuler les notions fondamentales de leur foi. Un Clément d’Alexandrie, par exemple, ne se cache pas d’emprunter des concepts à Platon. L’étonnant est qu’ensuite l’Église ait feint de croire – avant d’imposer cette croyance comme un dogme – que les Grecs, et Platon en tête, auraient été déjà chrétiens. Il lui a paru qu’elle serait encore plus crédible en niant qu’ait eu lieu une élaboration conceptuelle. C’est sans doute que l’Église est avant tout une institution, qui tient donc à ce que la vérité soit ce qu’elle dit, et non à ce qu’elle dise la vérité. Ces mots-là, Jean-Michel Rey n’a pas voulu les écrire, craignant peut-être de paraître trop hostile au catholicisme. Cette absence ne diminue nullement l’intérêt de sa démarche.