Le 10 mai dernier, la Bibliothèque nationale à Berlin – Unter der Linden – commémorait l’autodafé des livres qui eut lieu face à elle, sur la place de l’Opéra (aujourd’hui Bebelplatz) il y a quatre-vingt-dix ans, lorsque les nazis brûlèrent les œuvres des auteurs juifs, des pacifistes et des gens de gauche en général. Parmi elles, le fonds de l’Institut de sexologie, auquel Rainer Herrn vient de consacrer une histoire monumentale. On se saisira de l’occasion pour rappeler la première biographie de son fondateur, Magnus Hirschfeld, par Charlotte Wolff, ainsi que le cas d’une patiente de l‘Institut, Charlotte Charlaque, présenté par Raimund Wolfert.
Historien de la médecine à La Charité (le grand hôpital de Berlin), Rainer Herrn retrace l’activité du célèbre institut de sexologie, de sa préhistoire à son saccage par les nazis, nous plongeant dans l’effervescence sociale et intellectuelle du monde berlinois d’avant les deux guerres mondiales.
Berlin, au tournant du siècle, n’est pas seulement le centre de l’innovation scientifique et de l’expansion économique qu’allait immortaliser en 1927 Walther Ruthmann, avec son film Berlin, die Sinfonie einer Grossstadt (consultable en ligne, mais, comme il s’agit d’une symphonie, guettez plutôt lorsqu’il passe en salle), c’était aussi, comme toute grande ville, le lieu où les personnes qui échappaient à la « norme » pouvaient vivre à l’abri du regard des voisins et de la réprobation sociale. Ainsi l’expliquait le docteur Magnus Hirschfeld dans la préface de son livre Berlins Drittes Geschlecht paru en 1904, traduit en français et publié sous le titre Le troisième sexe. Les homosexuels de Berlin, en 1908, par la librairie médicale et scientifique Jules Rousset (1, rue Casimir-Delavigne, à Paris) : « Il est assez peu vraisemblable qu’il naisse à Berlin plus d’homosexuels que dans telle petite ville ou telle région rurale ; mais c’est une supposition fort défendable que ceux qui se trouvent différer de la majorité sous une forme si peu enviable, se portent, consciemment ou inconsciemment, en des lieux où, dans la foule ondoyante et diverse, il leur est permis de vivre plus obscurs et, par conséquent, plus tranquilles. » Pour le dire en quelques mots, Berlin, avant la Première Guerre mondiale, était devenu, selon Rainer Herrn, le lieu de la diversité sexuelle, non seulement pour les femmes et les hommes homosexuels, « mais plus largement le lieu où de nouveaux projets de vie individualisés pouvaient être conçus ».
Précurseur de l’Institut, dès 1897 un Comité scientifique-humanitaire s’était attaché à défendre les droits des homosexuels en luttant principalement contre le § 175 qui criminalisait les rapports entre hommes du même sexe (mais non entre femmes) depuis l’adoption du code pénal introduit à la création du Reich, en 1871. Avec d’autres médecins, Magnus Hirschfeld était à l’origine du Comité. Il venait de publier sous pseudonyme son livre Sappho und Socrates (1896) [1] qui marqua le début de ses travaux sur l’homosexualité. Suivirent, sous son nom désormais, l’ouvrage précédemment cité sur « le troisième sexe à Berlin » puis, en 1910, celui sur les travestis et, dans la foulée, ses trois tomes sur la théorie de la sexualité. Le dernier fut publié en 1918 – autant de travaux qui lui conférèrent la légitimité scientifique pour rendre possible la création en 1919 de l’Institut de sexologie.
Si le nom de Hirschfeld est largement connu, les noms de ses prédécesseurs et collaborateurs du Comité, puis de l’Institut, le sont moins. Parmi ces pionniers de la sexologie, on a tout au plus retenu ceux d’Iwan Bloch, de Felix Abraham, ou encore, seule femme parmi eux, mais dans son propre domaine, d’Helene Stocker. C’étaient les héritiers spirituels du psychiatre considéré comme le père de la sexologie, Richard von Krafft-Ebing (1840-1902) – sans oublier Karl-Heinrich Ulrichs (1825-1895), qui fut celui du mouvement d’émancipation homosexuelle.
Non seulement les nazis ont brûlé le fonds (archives, bibliothèques, etc.) de l’Institut, mais un bombardement a achevé, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la destruction du bâtiment lui-même, alors situé In den Zelten 10 – Ecke Beethovenstrasse 3, non loin du vaste bois du Tiergarten. La « Promenade » située sur l’autre rive de la Spree a reçu le nom de celui qui a dépathologisé l’homosexualité. Elle s’appelle désormais la Magnus-Hirschfeld-Ufer. Il existe peu de données sur l’inauguration de l’Institut, le nombre de participants et leurs discours. On a seulement connaissance de son déroulement tel qu’il fut relaté dans le Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen (annuaire de l’intersexualité) l’année suivante. On apprend ainsi que la cérémonie avait débuté par un récital du futur chantre de la grande synagogue de l’Oranienburgerstrasse, Leo Gollanin, suivi de deux discours d’ouverture, celui de Magnus Hirschfeld, puis celui du psychiatre, Arthur Kronfeld. Tous eux étaient certes d’origine juive, mais très éloignés de la religion et sans doute persuadés de vivre en « symbiose judéo-allemande », ainsi que leur contemporain, le philosophe Hermann Cohen, avait qualifié la relation entre les Juifs et les Allemands à la veille du premier conflit mondial. (De fait, Hirschfeld fut aussi discret sur ses origines juives que sur son homosexualité, afin que les préjugés alors fortement répandus dans la société ne faussent pas le jugement sur ses travaux.) Aucun autre représentant d’une quelconque confession n’est mentionné. La presse se fit peu l’écho de l’inauguration, le film Anders als die Andern (Différent des autres), auquel venait de contribuer Hirschfeld, ayant, peu avant, provoqué un scandale.
Par comparaison avec d’autres disciplines, comme la sociologie ou la psychologie, qui trouvaient à ce moment-là leur chemin vers le monde académique, celui menant à la reconnaissance de la sexologie comme science fut plus lent et plus laborieux. Il fut partiellement atteint, mais pas pour très longtemps. Avant même la remise du pouvoir entre les mains du petit caporal en janvier 1933, l’Institut et ses membres étaient depuis ses débuts la cible privilégiée des nazis, Hirschfeld ayant même été physiquement agressé à Munich en 1920.
L’histoire de cet institut, le premier du genre, de son combat, ainsi que de son fonctionnement comme centre d’accueil et de recherche ici relatés, montre combien les questions d’identité sexuelle qui nous agitent aujourd’hui étaient alors débattues. Une fois acquis le fait que l’homosexualité n’était pas une déviance, mais une autre forme de sexualité, c’est l’intersexualité qui fut le sujet le plus analysé : un pan de mur entier de l’Institut était recouvert de photos de personnes offrant des traits genrés « indistincts » et/ou d’hermaphrodisme. La théorie de l’intersexualité (Zwischenstufentheorie) fut longuement explorée, affinée, tandis que ses critères étaient diversifiés.
Rainer Herrn fait une large place aux divers collaborateurs de l’Institut (cinq médecins, plusieurs secrétaires hommes et femmes, un bibliothécaire-archiviste…), à leurs désaccords comme à leurs recherches respectives, aux cas sur lesquels ils menaient des concertations concernant les thérapies possibles, aux délibérations sur des sujets tels que les traitements médicamenteux, la castration (comme celle que désirait le pédophile Ignatus) ou le changement de sexe. L’Institut fut aussi le lieu où furent décidées des opérations chirurgicales, comme on le verra avec Charlotte Charlaque. Tout d’abord, ses membres s’y seraient opposés, tant les dangers étaient grands, mais ils changèrent d’opinion lorsque l’intervention pouvait prévenir les auto-mutilations, voire les suicides. On n’en trouve malheureusement que peu de traces dans la presse médicale de l’époque, mais, en dépit de la destruction d’archives, on sait que des opérations (ablation des seins, des testicules, etc.) furent pratiquées.
Intervenant comme experts dans les procès contre les prédateurs (on parla même d’une « vague de prédateurs » en Allemagne au début des années 1920), les membres de l’Institut pouvaient collaborer avec la justice et la police. On trouvera dans cet ouvrage plusieurs cas de prédateurs, notamment celui du « Barbe-Bleue de la gare de Silésie », Karl Grossmann, sur lequel s’ouvrira, dix ans plus tard, le célèbre M. le maudit de Fritz Lang (1931). On doit mettre au compte des acquis du Comité, avant même la création de l’Institut, le droit pour les travestis de s’habiller comme ils le souhaitaient, grâce à un certificat qui leur était délivré par la police et dont Bertha Buttgereit fut la première détentrice en 1912. (On se souvient qu’en France, où son prénom et son pantalon firent scandale, George Sand dut obtenir la permission de s’habiller comme elle l’entendait.) Mais l’Institut fut également un lieu de conseils prodigués aux couples et il s’associait aux luttes pour l’autorisation de l’avortement, la protection des mères célibataires, et défendait la contraception, faisant office de planning familial.
Au matin du 6 mai 1933, à 9h30, ainsi que le décrivit de son exil en Suisse, un mois plus tard, le journaliste Willi Münzenberg, apparurent devant l’Institut plusieurs camions avec une centaine d’étudiants et un orchestre d’instruments à vent. Ils se mirent au garde à vous devant le bâtiment, puis foncèrent à l’intérieur, galvanisés par la musique. Ils procédèrent ensuite au pillage, jetant par la fenêtre le fruit de leurs rapines que des camarades chargeaient dans les camions, fracassèrent le buste de Magnus Hirschfeld qui lui avait été offert pour ses soixante ans, brandirent sa tête au bout d’une pique, jouèrent au foot avec les livres, saccagèrent les tableaux. La foule s’était rassemblée devant l’Institut. À midi, ils se retirèrent au son du célèbre chant nazi le Horst-Wessel-Lied. La suite se passa sur la place de l’Opéra quatre jours plus tard. Plusieurs collaborateurs avaient déjà émigré. Parmi ceux restés en Allemagne, cinq se suicidèrent, suivis en cela, après la mort de Hirschfeld, en exil à Nice, en 1935, par celui qui avait été son compagnon : Karl Giese mit fin à ses jours en Autriche. D’autres collaborateurs restés en Allemagne furent déportés et assassinés. Un seul, Johannes Kreiselmaier, entra au NSDAP (parti nazi). Des archives du KPD (parti communiste allemand) attestent qu’il collabora avec la résistance antifasciste. Ce qui explique la raison pour laquelle il fut arrêté, condamné à mort et exécuté en juillet 1944.
Créée à Berlin en 1982, la société Magnus-Hirschfeld s’efforce depuis de reconstituer la bibliothèque de l’Institut et rassemble tous les documents concernant son œuvre. Un travail considérable, grâce auquel un livre aussi savant a pu être réalisé. Der Liebe und dem Leid satisfera autant la curiosité des médecins que celle des sociologues et des psychologues – sans compter celle des historiens [2].
La biographie
Il existe plusieurs biographies (notamment celle, bien connue, de Ralf Dose) du fondateur de l’Institut, mais la biographie du médecin-psychothérapeute Charlotte Wolff (1897-1986) présente l’avantage d’avoir bénéficié de témoignages de contemporains de Hirschfeld, dont Günter Maeder, son second secrétaire, de 1928 à 1930.
Plus jeune (elle avait près de trente ans de moins que lui), Wolff avait, comme Hirschfeld, travaillé à Berlin pendant l’entre-deux-guerres et, comme lui encore, choisi l’exil à l’arrivée des nazis. Elle parvint à s’installer à Londres où elle exerça en tant que sexologue. Elle venait du même milieu que Hirschfeld : la bourgeoisie juive allemande émancipée qui avait connu une assimilation rapide sous l’empire wilhelmien. Lesbienne, elle estimait que la bisexualité était naturelle, empêchée par les préjugés, et elle admirait cet homme qui avait fait sortir l’homosexualité du ressort de la psychiatrie. Elle regrettait de ne pas l’avoir connu. Cela aurait pu pourtant se faire, puisque tous deux collaboraient à Berlin au planning familial, une activité de Hirschfeld qu’elle met en valeur dans sa biographie, tant elle a à cœur de montrer qu’il ne s’intéressait pas seulement à l’homosexualité. Il entendait, souligne-t-elle, contribuer à améliorer les relations entre les hommes et les femmes, s’opposait à ceux qui prétendaient que l’amour pour une personne de son sexe excluait celui pour l’autre sexe, était pour le contrôle des naissances et contre le paragraphe qui condamnait l’avortement. Par ailleurs, il privilégiait la médecine naturelle.
Né à Kolberg en 1868 dans une famille de sept enfants, d’un père médecin, Hirschfeld aurait eu une enfance heureuse, adorait son père, parlait peu de sa mère. Un de ses frères se serait suicidé, refusant, selon l’hypothèse de Magnus, d’admettre son homosexualité. Est-ce à lui qu’il faisait allusion dans sa préface de Sappho und Socrates lorsque, sous le pseudonyme de « Dr. Ramien », il explique l’origine de ce livre par le fait qu’un de ses patients s’était suicidé la veille de son mariage ? Ce patient avait laissé une lettre dans laquelle il nommait son homosexualité « une malédiction » et estimait ne pouvoir se marier vu son « penchant anormal ». Hirschfeld se serait alors donné pour mission de dépathologiser l’homosexualité en combinant des études de biologie et de psychologie.
Sappho und Socrates est publié au bon moment, en plein procès d’Oscar Wilde outre-Manche, tandis que des lettres de soutien demandant la libération de l’écrivain affluent de toutes parts. Le portrait de Dorian Gray circule alors largement en Allemagne. Hirschfeld participe à la défense de Wilde, invoque les travaux de Rudolf von Krafft-Ebing, cite les noms de génies comme Socrate, Michel-Ange et Shakespeare qui vécurent des passions homosexuelles.
En décembre 1897, Hirschfeld adresse une première pétition au Reichstag pour la suppression du § 175, signée notamment par Krafft-Ebing et surtout par le député socialiste August Bebel, qui la défend sans succès le 13 janvier 1898. Une seconde pétition sera signée par environ 2 000 personnes, dont les écrivains Gerhard Hauptmann, Heinrich et Thomas Mann, Frank Wedekind, Rainer Maria Rilke, les artistes Max Liebermann et Heinrich Zille (Thomas Mann retira plus tard sa signature). Elle n’aura pas plus de succès.
En décembre 1903, un questionnaire adressé à 3 000 étudiants et à 5 000 ouvriers de la métallurgie sur leur sexualité provoqua un scandale. L’union des ouvriers soutient cependant cette initiative due à Hirschfeld. Freud lui apporte son soutien. (Leurs relations se détériorèrent lorsque Hirschfeld, peu convaincu par la pratique de l’analyse, quitta l’Association psychanalytique après le congrès de Weimar, en 1911.) La demande d’abrogation du § 175 est à nouveau rejetée par le Reichstag, quoique 750 signatures aient été ajoutées aux précédentes (dont celle du prince Georg de Prusse). Hirschfeld donne alors des conférences sur l’homosexualité, notamment devant des unions ouvrières d’hommes et de femmes. Il poursuit son combat contre le §175, que relance le suicide présumé de l’industriel Alfred Krupp en 1902. Alors que ce dernier se trouvait à Capri, la presse italienne avait répandu des informations concernant son homosexualité, reprises par le journal socialiste Vorwärts. Berlin à l’époque bruissait de rumeurs sur « le vice de sodomie », y compris dans le cercle de l’empereur. Intervenant à plusieurs reprises comme expert dans des procès liés à des affaires de chantage d’homosexuels, Hirschfeld fait l’objet de telles attaques qu’il quittera Berlin et passera l’année 1908 en Italie. Ce sera l’occasion pour lui de se recueillir à Trieste sur la tombe de l’historien de l’art Johann Joachim Winckelmann, qui y avait été assassiné en 1768. Il écrira à son propos : « Ce n’est pas votre nature qui était mauvaise, c’est la loi. »
Tous les procès auxquels participa Hirschfeld sont relatés dans la biographie de Charlotte Wolff. En réaction à ces procès, des voix au sein du gouvernement proposent qu’on étende le §175 aux relations homosexuelles entre femmes. Le risque d’extension est réel. Hirschfeld reçoit des soutiens importants, notamment du chef de la police, le Dr Kopp, lequel est conscient de l’ampleur du chantage que permet la peur de la répression. Le policier donne des conférences à l’université dans lesquelles il défend le droit à l’homosexualité entre hommes ou femmes. Dans le même temps, avec Helene Stocker, Hirschfeld et l’Institut propagent l’idée du malthusianisme, tandis qu’Iwan Bloch intervient sur l’histoire culturelle de la prostitution. C’est alors l’époque où, bien avant que Christopher Isherwood ne rende célèbre les « Années folles » de l’entre-deux-guerres avec son Adieu à Berlin, Hirschfeld fréquente les bars où se retrouvent les homosexuels et les travestis. Il y vient souvent en compagnie de la police, chargée d’y faire des incursions mais arrêtant rarement les gens, d’autant qu’elle-même aurait volontiers participé, selon Wolff, « à la joie de vivre ». Devenu le gourou de l’underground homosexuel, Hirschfeld aurait cependant souffert de devoir cacher son homosexualité, de crainte, toujours, qu’elle nuise à sa réputation de médecin et de scientifique.
Préoccupé du sort des femmes, il pensait que le mariage était pour elle la meilleure des choses, en accord avec Helene Stocker, laquelle, de son côté, ne s’intéressait guère à l’homosexualité. Prisonnier cependant de son temps, il décelait la masculinité dans le lesbianisme – ce que, cinquante ans plus tard, Charlotte Wolff allait contester, y voyant un cliché. De même, elle estime « périmée » la théorie de l’intersexualité de Hirschfeld, concédant cependant qu’elle « a permis d’avancer en étant contredite ». À propos de son jugement sur la fragilité de la femme – et sur son besoin de soutien masculin –, pour laquelle il réclame cependant l’égalité des droits, Wolff relève la même contradiction que dans son patriotisme alors qu’il se dit pacifiste. Au début de la Grande Guerre, Hirschfeld n’avait-il pas essayé de faire changer d’avis le ministre qui était contre l’appel des homosexuels sous le drapeau ?
Wolff notera d’autres contradictions. En 1926, l’URSS invite le sexologue qui a loué le fait qu’après la Révolution on puisse se marier et divorcer aussi facilement, le concubinage étant par ailleurs permis (et répandu). Il est également enchanté par la lutte menée contre la prostitution, « mais non contre les prostituées », lui assure-t-on. Diplomatie ou naïveté, s’interroge-t-elle, il ne critiquera jamais l’URSS. Il avait été ravi de l’abrogation de la loi réprimant l’homosexualité, quoiqu’elle continuât à être appliquée, et pourtant, rappelle sa biographe, Hirschfeld ne devait pas ignorer que l’Institut s’était enquis plus d’une fois auprès de l’ambassade de l’URSS en Allemagne de cas connus de répression d’homosexuels. Comme d’autres, il préféra fermer les yeux.
Peu après son soixantième anniversaire, le 4 septembre 1928, parachevant sa consécration, Hirschfeld rencontre le ministre de la Justice. Une visite de l’Institut est prévue et une nouvelle législation en préparation. In extremis, mais finalement trop tard, les choses vont bon train…
Par la suite, Hirscheld va voyager à travers plusieurs pays, dont la Palestine, qu’il trouve bien petite. Il voit dans Tel Aviv la ville de la jeunesse, Jérusalem étant celle du passé et Haïfa la ville du futur. Mais il n’entend pas y rester et entrevoit le danger d’un nationalisme juif qui serait insupportable pour les Arabes. L’avenir des Juifs reste à ses yeux l’assimilation, l’augmentation des mariages mixtes en Allemagne depuis le début du siècle lui donnant raison…
Parti d’Allemagne en 1930, il n’y rentre pas après les élections de 1933. Il est très affecté par la destruction de l’Institut, l’aboutissement de l’engagement de toute une vie, et préfère rester en exil à Locarno, à Paris où il rêve de fonder un nouvel institut, puis à Nice où il se dit heureux et rédigera son dernier livre, Racism, avant d’y mourir en 1935.
On citera pour conclure le dernier jugement de Charlotte Wolff sur le pionnier de la sexologie : « En écrivant Le troisième sexe de Berlin, Magnus Hirschfeld rendit un grand service non seulement aux homosexuels mais à la société dans son ensemble. L’influence de son père [qui était médecin] se retrouve dans la dévotion à la justice sociale et sa profonde empathie avec les êtres souffrants. Il savait écouter et avait un don spécial pour entrer en contact avec les gens quel que soit leur statut social. Bien sûr, il était très connu du bureau 361 du Commissariat de police [de l’Alexanderplatz, à Berlin], mais il est très intéressant de noter qu’il s’était fait des amis parmi les gens de la criminelle, ainsi H. von Treskow et le Dr H. Kopp. Dr Kopp était parfaitement d’accord avec Hirschfeld concernant le §175. Ces hommes ont sauvé des centaines d’homosexuels du désespoir et du suicide. »
Une fille élevée en garçon
Charlotte Charlaque, dont l’archiviste de la Société Magnus Hirschfeld, Raimund Wolfert, a retracé le destin fort complexe, est le cas inverse de celui de Nobody, découvert par Hermann Simon : Nobody fut un garçon élevé en fille. Charlotte fut une fille élevée en garçon. Nobody deviendra un homme (ou, plutôt, récupérera son identité de genre) à l’âge de 21 ans, tandis que Charlotte devra attendre d’avoir près de 40 ans pour être reconnue officiellement comme femme.
Contrairement encore à Nobody, Charlotte, qui était née en 1892, dit avoir su dès l’âge de sept ans qu’elle était une fille. Théoriquement, elle est l’une des premières personnes transgenres : de garçon, elle devint fille. Elle se dit « transsexuelle » mais, à l’inverse de Nobody qui y fut encouragé par Hirschfeld, elle n’a jamais voulu écrire son histoire comme l’endocrinologue new-yorkais Harry Benjamin ne cessa de l’y exhorter. Plus tard, elle se définira comme « femme hétérosexuelle pourvue d’organes génitaux masculins ». Pour Magnus Hirschfeld, dont elle fut la patiente, elle était un « homosexuel travesti ». On se souvient qu’il avait dès 1910 défini ainsi les hommes et les femmes qui avaient un besoin incoercible de s’habiller avec les vêtements de l’autre sexe et qui, de ce fait, devaient mener une double vie. Mais Charlotte Charlaque niait que son désir de s’habiller comme une femme procédât de pulsions érotiques : son habillement féminin, insistait-elle, correspondait à son vrai sexe. Elle refusait pour elle-même le concept de « transsexualité » formulé après la Seconde Guerre mondiale par Harry Benjamin et le psychiatre David Oliver Caudwell : selon eux, il s’agissait de personnes dont l’identité sexuelle corporelle ne correspondait pas à l’identité ressentie (psychique). Or Charlotte se disait une « femme totalement normale ». Dans le Berlin des années 1920, où elle pouvait s’habiller comme elle l’entendait, c’est-à-dire en femme, elle entama une carrière de comédienne, chanteuse et danseuse. Elle travaille alors comme réceptionniste à l’Institut de sexologie. Elle aurait joué dans des films muets et accompagné Sarah Bernhardt dans une tournée aux États-Unis.
C’est à l’Institut de sexologie, où elle entame sa conversion, qu’elle rencontre le peintre et collaborateur lui-aussi de l’Institut, Toni Ebel. Il effectue au même moment sa propre conversion. En dépit de l’absence d’archives, Raimund Wolfert a pu attester que Charlotte Charlaque et Toni Ebel (et sans doute deux autres personnes) auraient subi plusieurs opérations entre 1929 et 1930, à l’issue desquelles elles obtiendront leur changement d’état-civil. Les deux femmes lieront désormais leurs sorts, au point qu’en 1933 (sic !) Toni Ebel se convertit au judaïsme, religion d’origine de Charlotte… Elles parviendront à émigrer à Prague mais, dénoncée, Charlotte est envoyée à Theresienstadt d’où Toni Ebel parvint à l’extraire grâce à un (faux) certificat d’aryanité. Tandis que Charlotte a la possibilité de gagner l’Amérique, Toni Ebel n’est pas autorisée à quitter Lisbonne où elle devait s’embarquer avec sa compagne. Après la guerre, elle choisit de s’installer en RDA où elle poursuivit sa carrière de peintre et obtint le statut de résistante et victime du nazisme (elle avait toujours eu des liens avec des antifascistes et caché des Juifs à Prague) qui lui permit une vie privilégiée, sans que son identité sexuelle soit jamais remise en cause ou mentionnée, mais on sait peu de chose sur sa vie en Allemagne de l’Est.
Il n’en fut pas de même pour Charlotte à qui les États-Unis refusèrent, à son arrivée en 1942, de reconnaître la conversion. Le changement de sexe y était interdit, de même que le port de vêtements de l’autre sexe. Elle parvint cependant à avoir de modestes rôles dans des productions en off de Broadway, et fut même, un temps, appelée la « reine » du haut-Brooklyn. Les deux femmes correspondirent, mais ne se revirent jamais, l’une derrière un Mur, l’autre refusant de retourner en Allemagne. Toutes deux moururent au début des années 1960, Toni en 1961, Charlotte en 1963. Grâce à leur histoire, une partie de l’activité de l’Institut de sexologie a pu être reconstituée.
Le « gel » ou recul de la recherche sur le genre, si intense au tournant du siècle dans ce Monde d’hier de Stefan Zweig, nous remet en mémoire à quel point les guerres – en dépit du fameux sursaut des Années folles du Berlin des années 1920 – engendrent une régression de la pensée. Si la première freina les recherches, la seconde y mit un point final. Les recherches reprirent lentement dans les années 1960. On précisera ici que le § 175 ne sera abrogé qu’en 1968 en RDA et plus tard encore en RFA, en 1994, lorsque l’unification allemande contraignit à homogénéiser certaines lois sociales. Il en fut de même pour le droit à l’avortement, entré en vigueur en 1972 en RDA et en 1990 en RFA. Quant à la reprise de la réflexion sur l’intersexualité et la défense des droits des LGBT, encore largement menacés de par le monde, elles auront attendu près d’un siècle pour redevenir une préoccupation d’actualité.
[1] Sappho und Socrates. Wie erklärt sich die Liebe der Männer und Frauen zu eigenen Geschlechts ? (Sappho et Socrate. Comment s’explique l’amour d’hommes et de femmes pour des personnes de leur sexe ?).
[2] L’ouvrage est en cours de traduction aux éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.