Discuter oignons crus ou cuits, cornichons aigres-doux ou salés n’est pas sans conséquence dans la vie d’un couple ou d’un groupe. Hériter d’un vieux réfrigérateur non plus, car c’est toute une histoire. Quant à tisser des liens entre le monde ashkénaze et la culture japonaise, cela peut surprendre a priori. Mais Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, premier roman d’Élise Goldberg, a pas mal d’audace.
Partons de la carpe farcie. Gefilte Fish en yiddish, recette à base de darne de carpe et de boulettes de colin. On aime, ou pas. C’est tranché. Élise Goldberg consacre une partie de son roman à énumérer les recettes de cuisine ashkénaze, laquelle « n’a pas peur du terne », ignore les épices (et la joie), est d’abord et surtout « consistante, roborative ». On laisse mijoter le tcholent (traduction de chaud-lent et plat plutôt lourd), on mange la kasha, soupe à l’orge perlée et le schmalts, la graisse d’oie sert pour cuire à la poêle. Le schmalts est aussi, dans la langue yiddish, l’excès de sentimentalité. Une langue qui joue du double sens, qui aime les images, et, ai-je envie d’ajouter, qui les savoure. On peut ne pas aimer la cuisine ashkénaze, on aime la langue yiddish, inventive et toujours drôle. Mais cette joie n’est pas sans ambivalence : « Que signifie tout cela sinon que la cuisine ashkénaze, le yiddish, ne suscitent ma tendresse que pour leur rareté ou la disparition qui les guette ? »
La cuisine et la langue, l’accent aussi, sont les entrées de ce texte constitué de fragments dont le premier donne la clé : « Lorsqu’on brise un objet, si précieux soit-il, on sait déjà qu’on ne retrouvera pas l’intégralité des éclats, qu’on ne recollera pas tous les débris ». La narratrice sait de quoi elle parle. Ses parents sont séparés, son père n’est pas la joie de vivre incarnée, sa mère s’efforce de « conjurer la fadeur », à coup de « fard à paillettes, rouge à lèvres flashy glossy », et le reste à l’avenant.
Les grands-parents ont traversé le XXe siècle, les débris ne manquent pas et la seule colle qui tienne, c’est l’écriture. On énumère, par exemple, toutes les variétés de cornichons à la polonaise ou à la russe qui peuvent accompagner tel plat et on dresse des inventaires : « Dresser des inventaires, c’est faire le constat que les connaissances sont limitées, qu’il reste peu de choses ». Ou bien, quand on le peut, on recueille des paroles.
Celles du grand-père maternel, qui a donc laissé un frigo en héritage, est impressionnante. Il a su fuir Varsovie au bon moment, avant que la nasse ne se referme sur le ghetto. Proche des communistes, il est parti en URSS. Tcheliabinsk, en Sibérie, puis le Kirghizistan non loin des neiges éternelles de l’Himalaya, avec étape à Kyltovo, république des Komis, dans le Grand Nord. Un parcours que beaucoup d’autres firent et, malgré les souffrances, malgré le travail forcé, une rare possibilité d’échapper à Treblinka où a péri le reste de sa famille. Élise Goldberg raconte ce trajet d’un seul tenant, ou presque, puisque de brefs paragraphes, comme des aphorismes, se mêlent au récit rapporté du grand-père : « De cornichon devenir concombre / Prendre de la hauteur dans les grandes largeurs » ou bien : « Devenir Arcopal, renforcer l’assiette / N’être plus tesson ». La dimension épique est contrebalancée par ces formules humoristiques. On reste à hauteur d’homme, pas trop loin de la terre, ou de l’étang dans lequel nagent les carpes. L’héritage pèse : « Et cela (ce sentiment de culpabilité, ce sentiment d’abandon, ce sentiment d’insécurité, ce sentiment de n’être pas à la hauteur, ce sentiment d’imposture, ce sentiment d’avoir toujours tort, ce manque d’empathie, ce manque de courage, ce manque d’énergie), cela vient d’où, d’après vous ? »
La narratrice décrit un monde qui n’existe plus, ou presque. Certes, il se trouve toujours des jeunes pour apprendre le yiddish et des traiteurs à la mode pour cuisiner comme les grands-mères. Il y a même une Mamie Goldè qui présente ses recettes sur YouTube avec un accent qui fait rire : le « u » n’existe pas ; c’est souvent un « i » ou un « ou », et « un peu » c’est « in pei ». Mais tous les restaurants de la place de Paris ont disparu et les groupes Facebook tentent un revival qui ne changera rien au fond : il y avait des sociétés d’entraide, les « landmanshaftn » qui rassemblaient les survivants des ghettos ou des camps de Pologne, on se retrouvait au « Gouté Ort », le cimetière (de Bagneux) le « bon endroit » pour les célébrations précédant le Nouvel An juif, on peut s’y compter sur les doigts de deux mains.
Rassembler des débris, cela peut aussi se faire à travers un voyage mais on sait qu’on ne voit plus grand-chose en Pologne. Dans son Signor Hoffman, Eduardo Halfon le raconte, et de quelle façon ! retournant à Lodz où avait vécu son grand-père, personnage principal du Boxeur polonais. La narratrice cherche ce qu’elle ne peut trouver. Mais bon, elle cherche. Peut-être parce que son père avait plus d’un point commun avec l’inspecteur Columbo dont elle regardait les aventures avec lui. D’ailleurs, elle a tout compris à ce héros : « Columbo ne sait pas faire marcher un fax. Le meurtrier doit lui expliquer comment fonctionne le stylo qu’il lui tend. Bref, c’est un shlèmil. Columbo, c’est un pouilleux. Un shlèpper, un shnorrer : un pauvre hère. Il ne craint pas de fouiller dans les poubelles – prêt à récupérer le reste de fromage sur la table où gît la victime.
N’allez pas croire que Columbo soit issu de l’immigration italienne. Columbo c’est un vrai juif ashkénaze et je jurerais qu’en réalité, son plat préféré n’est pas le chili con carne mais le gefilte fish ».
Élise Goldberg ne connaît du yiddish que ce qu’elle a entendu des siens, et qu’elle transcrit à sa façon. Elle n’a pas voulu l’apprendre, mais savoir que d’autres le font la réconforte. Elle lutte contre la disparition à sa manière, et cela rappelle un art ancestral qu’évoquait Olivia Rosenthal dans Un singe à ma fenêtre, le kintsugi : « Au Japon, la vie d’un vase ne prend pas fin une fois en miettes. L’objet accidenté, céramique ou porcelaine, peut même y gagner. C’est l’art de recoller les morceaux. Le kintsugi consiste à ressouder les fragments. Puis on applique de la poudre d’or aux sutures, rendant apparentes les lignes de failles […] Le kintsugi ne consiste donc pas à réparer l’objet pour lui rendre son aspect premier. Loin de cacher les cicatrices, on les met en évidence. On garde le souvenir de la brisure et des fragments ».
C’est déjà ça, et ça fait un beau récit.