Ce vingt-neuvième recueil poétique de l’écrivaine multicartes Tristan Felix est son meilleur depuis Faut une faille (Z4 éd. 2020) et il contient un sous-ensemble (premier du « triptyque » annoncé sous le titre global du livre, « Veillée d’Hypnos », qui est peut-être le sommet de l’œuvre entière (avec Ovaine. La Saga, Tinbad, 2019), pour des raisons que je vais essayer d’expliquer ici.
Tous les poètes, ceux qui ne comptent pas mais aussi bien ceux qui comptent, étant comme tout un chacun des êtres sociaux, ont écrit certains de leurs textes, sinon la majorité – tout le monde n’est pas ce bloc d’autosuffisance que sont Rimbaud et Lautréamont, et encore ce dernier, dans Poésies, a-t-il choisi de s’adresser, ironiquement, à d’autres que lui-même –, en dialoguant directement avec le monde qui les entoure.
Dans un cas, le plus trivial, cela donne ce qu’on appelle des « poèmes de circonstance » et parfois de jolies réussites, dans les « éventails » de Mallarmé par exemple, mais jamais un seul chef-d’œuvre, car il suffit à la poésie de lui imposer un but commun pour la réduire à un produit de salon.
À ce genre canonique et assez vain appartient sans conteste « L’Orgue de Dominique Preschez », jouant à imiter la musique (« 21 nocturnes ») de l’organiste disparu, qui fut des inspirateurs de Tristan. 63 tercets d’ennéasyllabes, soit des vers de 9 syllabes, module impair difficile à manier, tel est le schéma ici utilisé impeccablement et complété 21 fois, à chaque poème de 3 tercets, par un commentaire en italique non versifié et souvent drolatique. C’est très bien, de la bonne poésie en hommage à un mort qui a laissé des traces mélodiques et affectives qu’on s’affligerait de laisser perdre.
Mais très rarement l’émotion proprement esthétique s’y déploie, ainsi dans le nocturne 9 : « des fissures des touches s’extirpe / un insecte blanc presque invisible / comme un voleur se sauve intact… », ce qui n’a rien d’étonnant si l’on connaît bien le poète chez qui le recours au règne animal est toujours signe d’un frémissement caché de la sensibilité.
Le dernier des trois volets de l’ensemble, « Cache-morts », comporte quant à lui des résonances plus intimes encore, qui se relient au combat, omniprésent chez Tristan, entre puissances de vie les plus organiques et pulsion de mort. Il s’agit de triompher d’elle, présente ici sous la forme du cauchemar, en l’accablant de formules magiques destinées à la dissoudre, tout en ne croyant au fond qu’à la survenue hypothétique d’un miracle salvateur. D’où une construction rigoureuse du « grimoire en 21 passes » qui s’évertuent, sous la protection de l’exorciste de la page 79 (un magnifique dessin à la plume rehaussé de rares couleurs et dû à l’auteur, graphiste de très grand talent), à conjurer chaque vision funèbre à l’aide de recettes percutantes (« Misfitgris dit qu’il se fout des dieux ») et de « miracles » auxquels on peine à ajouter foi : « On comprit vite que la peur tout en bas s’était tuée ».
C’est excellent mais, là encore, tout de même, le véritable décollage poétique, celui qui vous emporte sans prévenir dans les volutes du bonheur de lire, est un peu gêné par la présence de cet autre, « l’âme effarée d’un poète ami », à qui le texte est destiné comme remède, présence qui introduit un tiers entre le poète et son lecteur, entravant par là l’allumage de ces « foudres » qui naissent seulement du frottement entre deux sensibilités – deux seulement –, celle de celui qui vaticine, et celle de celui qui le lit.
La formidable déflagration, l’arc électrique que Breton a emprunté à Jules Verne (est-ce dans Cinq semaines en ballon, je n’en suis plus sûr), cela s’amorce en revanche dès le premier « conte magique » de « Veillée d’Hypnos » qui ouvre le livre et se déploie, après un autre merveilleux dessin (celui de la page 11, où une bouche grandiose s’apprête à lancer 36 histoires d’une perfection formelle et poétique rare).
36 contelets suivent, dont les héros improbables sont autant de figures nervaliennes (un très jeune homme, une fée, un château, une Ophélie, un roi changé en gemme comme dans La Tempête, le chef-d’œuvre absolu de Shakespeare, des robes qui dansent toutes seules en attendant Barbe-Bleue, et une foule d’animaux, du « héron brûlé », qui permet à la suite poétique de prendre son envol et revient le clore, au « grand oiseau » qui donne son « envergure » à « l’effroi », à « un petit peuple de crevettes » qui témoigne de la prédilection pour l’estran de l’auteur de Zinzin de Zen (Corps Puce, 2016), à « un mulot » rongeur de rubis, tout un bestiaire de vivants qui entoure de son carrousel le fluide à la fois serein et fulgurant d’une imagination en liberté rappelant le La Motte-Fouqué d’Ondine (1811).
C’est très savant, bien sûr, cet ensemble structuré en fragments sans commencement ni fin apparents mais obéissant tous à une contrainte de 9 lignes de prose comportant chacune entre 58 et 60 caractères, tout en dessinant, de contelet en contelet, une manière de super histoire. Ainsi le contelet 1 s’inachève-t-il sur la note « noire », reprise par « un soir » au début du contelet 2, qui se termine « au fil du temps », repris au début du 3 par « au temps jadis », tandis que ce contelet 3, qui a pour dernier mot « carnages », introduit au contelet 4 « un cerf blessé » et « une jeune femme pâle » accidentée, ensanglantée.
Tel est le chemin que prend l’écriture, mais c’est sans aucune rigidité, une écriture hors dogme, qui file comme un ruisseau, s’insinue, s’essaye à rebrousser, contourne de magnifiques blocs de formules (« le ciel se couvrit des ailes lustrées des corneilles », « le ciel tomba ivre de sommeil au pied des arbres », dans le numéro 7 ; « il fut visité par un songe creux qui tintait sans relâche comme une pierre à grelot », dans le numéro 22 ; « avec sa main il remua l’onde et un chapelet de lettres s’enroula dans ses doigts », dans le numéro 29), semble n’avancer que grâce à la vertu innée des mots, qui détiennent le pouvoir mystérieux d’enfanter sans douleur une poésie aussi naturelle qu’une levée de champignons dans la forêt.
On sent à chaque ligne de cet extraordinaire morceau de rêve éveillé sourdre un charme qu’on aura bien du mal à justifier rationnellement. Comme il semble issu d’un imaginaire en roue libre, où chaque mot tombé du monologue intérieur sert aussitôt, dépourvu de logique apparente, à engager le train du langage sur les aiguillages d’une très ancienne, très douce, très souveraine harmonie ne devant rien à l’échange, on peut être assuré néanmoins que « Veillée d’Hypnos » a été produit d’une seule coulée, sur la seule richesse secrète appelée imagination.
Fantaisie, fantasmes d’une solitude, fruit d’une divagation de six mois (d’avril à septembre, dit la note finale), ce texte a bien dû être fréquemment interrompu par les « événements » du monde. Mais n’importe ! Ceux-ci ont été impuissants à faire taire ce murmure de soi à soi que porte « ce que dit la bouche d’ombre » et qui est l’essence de la poésie, quintessence de la littérature.