Alan Pauls n’en est certes pas à son premier roman sur les aléas de l’amour, qu’il détaille avec une précision clinique au fil de ses fictions, montrant que tout lien est en butte à l’implacable alternative entre l’excès fusionnel et la distance pudique, ou entre le libertinage et l’idéalisation platonique.
La pudeur du pornographe (Arcane 17) annonçait la couleur dès 1984, avec un récit épistolaire où la médiation des lettres qu’échangent les amoureux par le biais d’un mystérieux messager se substitue à leur contemplation réciproque à distance. Le passé (Christian Bourgois, 2005), magistralement néo-proustien, narre les cocasses et cauchemardesques soubresauts, après une rupture inégalement acceptée, d’amours nées durant l’adolescence des héros. Mais, avec La moitié fantôme, l’auteur ajoute les illusoires libertés et les contraintes avérées de l’univers technologique contemporain aux joies et aux difficultés que traversent les amants dans l’asymétrique chorégraphie qui attise le désir de l’un, sédentaire et indifférent aux attraits d’Internet, tandis que l’autre, nomade et rompue au maniement des outils numériques, semble souffler le chaud et le froid. La trentenaire Carla, cet être de fuite, est-elle éprise de Savoy, son aîné de quelque vingt ans ? Jusqu’à quel point ? D’ailleurs, est-ce bien la question ?
Les dispositifs d’intrigue de ces romans qui dissèquent la question amoureuse, traitant le mélodrame en épouvantail comique, démontent comme on le ferait d’un jouet ou d’un quelconque artefact l’éducation sentimentale de leurs personnages – surtout celle des héros masculins, nés vers 1960 tout comme l’auteur, car les femmes y sont toujours l’Autre, aux prises avec leurs propres fantasmes. Ainsi de la tenace et peu sage Sofía du Passé, leader des « Femmes qui Aiment Trop », un groupe d’activistes de la passion qui se réunit dans le café Adèle H. Mais ne nous y trompons pas, si les péripéties, menues ou non, peuvent parfois y proliférer, la caricature ou la farce, voire le gag, y prospérer, ces romans ont une vocation méditative et théoricienne, car la relation amoureuse y est examinée comme aventure extrême de l’humain, grossissant telle une loupe les limitations et les inspirations de notre rapport aux autres et à la réalité – donc, aussi, à la fiction –, qui font tout le sel de l’humaine condition. C’est ce qu’illustrent à la perfection, dans ce roman de maturité qu’est La moitié fantôme, les glissements progressifs de la quête des autres que mène Savoy, d’abord prudente et sans conséquence, régie par une pointilleuse posologie, puis périlleuse malgré les précautionneuses stratégies que déploie le héros car elle se mue en désir d’une autre. Quoi de plus proustien que cette approche phénoménologique du monde à travers perceptions et sentiments ?
Ce roman-ci, Alan Pauls l’avoue, pousse à l’extrême des principes déjà éprouvés dans les précédents : la seule subjectivité de l’excentrique et obsessionnel Savoy oriente et guide le récit, à l’exception d’un bref épilogue ironique, où la voix de Carla rapporte à un interlocuteur, au téléphone portable, ce dont la jeune femme est témoin ou, plutôt, spectatrice à distance et dont elle ignore à quel point cela la concerne ; l’anachronisme cher à Pauls, qu’il tient pour une vertu esthétique, un vecteur de connaissance, une condition de contemporanéité, devient doublement un motif et un moteur de l’histoire. En effet, non seulement les amants appartiennent aux cultures dissemblables de leurs années respectives de formation, au XXe et au XXIe siècle, mais, bientôt, ils vivent dans différents espace-temps, en décalage horaire, lorsque Carla poursuit de ville en ville, de continent en continent, sa vie de house–sitter, après l’idylle de cinq semaines qui a suivi leur rencontre à Buenos Aires.
Dès lors, les fantasmes, suspicions, élans de jalousie du quinquagénaire, propres à certain état amoureux, se voient exacerbés par la distance des corps que ne pallient pas la proximité virtuelle de leurs images sur écran ni celle de leurs voix que Skype transmet avec un léger retard. Sont là réunies les circonstances idéales d’intrigue, car paroxystiques, pour illustrer l’irréductible distance entre soi et l’autre que l’amour ne cesse de défier, mais aussi pour moquer ou simplement signaler, comme on soulignerait d’un trait nonchalant les coquilles d’un texte, nos us et coutumes contemporains à l’ère du numérique, comme autant de travers et de tics nous affligeant tous.
Si, dans cette fable, les personnages jouent en quelque sorte le rôle de cobayes placés sous observation, nous sommes, lectrices et lecteurs, les cobayes de l’expérimentation littéraire d’Alan Pauls. Une mise en abîme fait d’abord de Savoy l’observateur détaché, quoique compulsif, de la vie des autres, dont il aime à voler des moments d’intimité sous prétexte de visites d’appartements mis en location mais encore occupés, puis d’achats, sur un site marchand, de bricoles qu’il va chercher chez les vendeurs. De lui, on connaît les goûts ou les manies, très peu de son passé, rien de sa profession. Sa jouissance de curieux ou de « voyeur » consiste à pratiquer le contact humain en toute gratuité, sans y engager affectivement sa personne, même s’il se voit bientôt rassuré par l’alibi moral que lui procure la nécessité de payer ses achats pour pénétrer chez les autres.
Or, le malaise ou la culpabilité le guette car, lucide, il compare sa position de distante proximité à celle d’un ange, et plus précisément à celle des anges d’un film, témoins empathiques mais impuissants des malheurs qui frappent les hommes dans le Berlin d’avant la chute du Mur. Pour être drolatique, car le souvenir de ce film, adoré puis abhorré, déchaîne la passion de Savoy, l’allusion aux Ailes du désir de Wim Wenders n’en indique pas moins l’interrogation éthique qu’adresse le roman au dévoiement compassionnel de l’humanisme et au confort moral indu dont jouirait le romancier à l’instar de son voyeur de personnage. Et dans les faits, car il y en a, Savoy finit par se heurter à la douleur des autres, que sa visite d’appartement ou son vœu d’achat cause bien malgré lui.
Première leçon ou premier avertissement : indolore, la relation aux autres ne saurait l’être. Par-delà la paresse de cœur du personnage et l’ascèse ou le jeûne de péripéties romanesques auquel se croiraient naïvement soumis les lectrices et les lecteurs qui suivent ses spéculations et ses déambulations, la première des quatre parties du roman enchâsse de menus récits jouissifs et cruels, comme autant « d’incidents » où chaque détail compte : un grossier jaloux insulte copieusement sa femme, croyant voir un défilé d’amants dans celui des aspirants locataires de l’appartement qu’elle fait visiter ; un enfant se cramponne désespérément à la lampe tournante que tient à vendre son brutal père ou son beau-père. Entretemps, ironie du sort, l’inclination addictive de la curiosité ou l’insidieuse contagion des pratiques environnantes aura conduit Savoy à franchir le pas fatal vers le monde virtuel. C’est sur le site de Chatroulette qu’il aura rencontré Carla, l’objet de son désir, l’instrument de son plaisir et de sa douleur.
Deuxième partie ou deuxième acte : la grinçante comédie de l’amour peut commencer, chacune de ses scènes coutumières sera jouée : avide observation de l’autre, célébration de sa beauté singulière, déchiffrement de sa personnalité indémêlable de la culture et du mode de vie de sa génération. C’est l’occasion d’une série d’aventures aussi anodines que désopilantes, qui confrontent les valeurs et les pratiques des deux amants, tout en jouant de l’hyperbole satirique que justifient les secrètes sautes d’humeur de l’atrabilaire Savoy face aux mœurs nouvelles.
Troisième acte : brusquement sevré de la présence physique de l’aimée, qui lui laisse un kit de piscine en guise de cadeau compensatoire et active l’application Skype de son ordinateur, Savoy s’appliquera, avec l’ambivalente docilité de l’amant tenu en haleine, à la double initiation de l’érotisme par écran interposé et de la nage en bassin dans un club sportif de quartier. Cet ascétique chemin de perfection ne saurait juguler son obsession amoureuse. Tel est pris qui croyait prendre : le voleur impuni des vies d’autrui, aliéné par l’amour, cède à la tentation de se déclarer, ne reçoit en retour qu’un silence, une image qui se fige, un écran qui vire au noir. Le cinéphile Pauls crée là un effet de fondu enchaîné pour introduire le quatrième acte de la comédie, qui tourne à la farce tragicomique en un rappel burlesque du Messager de Joseph Losey.
Ce roman philosophique à l’humour pince-sans-rire, qui interroge l’humain au temps du numérique, met à l’épreuve sa souveraineté face aux exigences contemporaines d’immédiateté, d’efficacité et de rentabilité qui prétendent annuler toute frustration des « usagers » d’Internet que nous sommes – et partant, celle des spectateurs ou des lecteurs que nous sommes aussi. Ajoutant à la mise à nu de l’économie qui régule les sentiments celle du marché des identités et des réputations que suppose le commerce ou l’offre de services sur des sites Internet, La moitié fantôme refuse la logique de l’épargne, s’offrant le luxe de la lenteur. Ses longues phrases paulsiennes, emplies d’incises volontiers redoublées, ses digressions qui diffèrent le drame ou le multiplient à l’envi, l’effet d’étirement du temps dans la subjectivité du héros, tout contribue à tenir la lectrice ou le lecteur en suspens, tantôt impatients, tantôt délicieusement résignés, consentants. Le temps de l’art n’a pas de prix.