La parole fantomatique

Le nouveau livre d’Élisa Shua Dusapin, en déplaçant ses enjeux propres, donne un nouveau souffle à une œuvre qui se dessine avec une sûreté remarquable. On y retrouve les mêmes questions, le même trouble, la même beauté de la langue, mais comme accentués. Une expérience puissante et troublante qui détonne dans le paysage de la littérature d’aujourd’hui.

Élisa Shua Dusapin | Le vieil incendie. Zoé, 142 p., 16,50 €

Il y a, dans les récits d’Élisa Shua Dusapin, quelque chose qui toujours résiste. On peut se les figurer comme des tissus qui paraitraient très fins, fragiles, presque translucides, mais qui résisteraient étonnamment à toute pression ou toute tentative de déchirement, avec une sorte d’élasticité formidable. Ils relèvent un peu d’un paradoxe qui transmue la simplicité en quelque chose d’extraordinairement élaboré, la banalité en étrangeté, la parole en silence. Tout y est d’une clarté opaque. Décalé, disjoint, comme rejoué sans fin à l’intérieur de soi et dans l’univers qui nous entoure, comme si la prose, la fiction, nous redimensionnaient dans un espace lui-même redimensionné. Ses livres altèrent le monde, nous altèrent, profondément. 

Forêt par Hugo Pradelle pour Le vieil incendie de Shua Dusapin
Forêt I © Hugo Pradelle

Ainsi, Le vieil incendie raconte une histoire à la fois très commune et très étrange. Agathe, scénariste pour le cinéma expatriée aux États-Unis qui travaille à une adaptation de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, revient dans le Périgord vert pour débarrasser, avant qu’elle soit rasée et que ses pierres servent à reconstruire un pigeonnier moyenâgeux, la maison de son père disparu quelques années plus tôt. Cela pourrait donner lieu à un récit de soi tout à fait banal ou de filiation quelque peu éculé. Et ce n’est pas du tout ça ! Dans cette maison, Agathe retrouve Véra, sa sœur cadette, qui est aphasique depuis l’enfance et avec qui elle passe huit jours de novembre à vider la vieille maison, nettoyer, faire le vide d’une vie qui est la sienne sans l’être, faisant le deuil un peu paradoxal de ce qu’elle semble avoir oblitéré. 

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Tout revient à trouver une forme pour dire l’inconfort, l’inévidence de l’existence, de la relation aux autres, de la confrontation de ce que l’on est, ou croit être, avec l’épaisseur du reste du monde.

Tout se joue dans cette sorte d’entre-deux, dans le lien entre les manifestations concrètes du quotidien – vider un placard, découvrir une cache remplie de bouteilles, trier des vêtements, décoller de vieilles affiches, supprimer un essaim de guêpes, cueillir des champignons, cuisiner, circuler dans les bois environnants… – et les rebours vers un passé dont on perçoit vite qu’il est complexe et problématique, opacifié en quelque sorte, impénétrable le plus souvent. Le roman de Shua Dusapin traverse des lieux, touche des frictions existentielles, organise un temps de l’à-côté, du sursis. Comme toujours, quelque chose empêche, fait soupçonner la validité du réel, des relations qui s’y ordonnent. Car dans ses récits rien n’est ce qu’il semble, tout parait plus épais, plus dense, comme mystérieusement décalé, diffracté, ambigu. 

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Aucune complaisance, aucune psychologie à deux sous, donc. L’autrice se refuse à l’explication, à une sorte de didactisme puéril, y préférant l’indécision, le trouble, l’indicible. Par-delà la grâce évidente de sa prose, elle écrit à l’os, sans aucun gras, comme si écrire ne valait qu’en touchant à l’étrangeté des choses, des gens, du passé, des lieux. Pour en dire l’incongruité fondamentale, pour donner une forme au chaos des sentiments et de la mémoire qui déforme irrémédiablement tout. Le récit semble ainsi en suspens, comme si la gravité de la langue se modifiait, que le livre s’écrivait dans un autre registre que ce qu’il semble. Car ce qui intéresse l’écrivaine, ce ne sont pas simplement les relations fraternelles, le poids du passé – les comportements étranges d’un père d’une grande douceur, la disparition inexpliquée de la mère, les relations avec les châtelains voisins, les souvenirs d’école ou d’adolescence, le gouffre de Padirac… –, l’incommunicabilité qui nous scinde et oblige à une solitude radicale, les rapports amoureux, l’altérité du sentiment, l’exil ou encore la maternité, mais bien comment tous ces éléments fondent un texte, une langue, une dramaturgie narrative. 

Forêt par Hugo Pradelle, pour Le vieil incendie de Shua Dusapin
Forêt II © Hugo Pradelle

Car tout revient à trouver une forme pour dire l’inconfort, l’inévidence de l’existence, de la relation aux autres, de la confrontation de ce que l’on est, ou croit être, avec l’épaisseur du reste du monde. Dans ce nouveau livre, plus peut-être que dans les précédents qui s’inscrivaient dans un ailleurs – le Japon, la Sibérie, la Corée –, s’exprime ce sentiment de notre propre étrangeté, la difficulté à s’éprouver dans notre environnement ou bien dans les liens précaires qui nous attachent à d’autres presque toujours inaccessibles. C’est un choix très audacieux – et franchement très réussi – que de revenir aux mêmes questionnements d’inappartenance, de dislocation de notre langage conçu comme une véritable épreuve existentielle, en l’inscrivant dans un contemporain familier presque franchouillard. On pourrait craindre, dans ce déplacement ou ce recentrement (on ne sait pas très bien), un affadissement du style ou une incongruité factice dans la tenue du récit. Il n’en est absolument rien ! Au contraire même, ce choix oblige l’écrivaine à interroger ses manières, ses choix, la façon dont l’écriture se déploie, à éprouver le poids de la similitude, à s’accentuer en quelque sorte. 

Après Vladivostok Circus qui atteignait certaines limites, Le vieil incendie procède d’un réinvestissement d’une grande inventivité et d’une précision remarquable, qui permet de penser l’indétermination, la dissolution de l’identité, ou pour le moins son trouble, avec une douceur angoissée qui troublera longtemps les lecteurs. C’est que ce livre d’Élisa Shua Dusapin a quelque chose de fantomatique. On y flotte souvent, comme pris par des relents de roman gothique, pour se recentrer soudainement, au détour d’un détail saisi avec une acuité féroce ou bien par un arrêt dans le rythme de la syntaxe qui décalent le discours, le contaminant par lui-même en quelque sorte, lui donnant l’allure d’une formule à la Duras ou une exhaustivité voisine du Nouveau Roman. L’effet est très fort car la narration semble se faire selon plusieurs plans, comme dans un volume que des droites viendraient traverser brusquement. On ne peut qu’être saisi, impressionné, par la qualité d’une prose où tout semble pesé, considéré, à sa juste place. On frôle souvent le cliché ou quelque chose de factice, mais comme pour mieux s’en jouer – les flashbacks sont particulièrement réussis, produisant une circulation entre des formes ou des discours qui se complètent, tantôt s’obscurcissant, tantôt se clarifiant. Il y a une grande sûreté de composition, une manière d’arrêt toujours juste. C’est fluide et tendu à la fois, retenu et excessif, contradictoire, comme la vie, comme notre parole qui ne se déploie que mal ou pas du tout, exprimant, avec une énergie tranquille, lucide, le flottement qui nous empêche, toutes les choses qui nous arrêtent. 

Forêt par Hugo Pradelle, pour Le vieil Incendie de Shua Dusapin
Forêt III © Hugo Pradelle

Et l’écriture, la langue, parviennent à exprimer cette angoisse de ne pas savoir vraiment qui on est, de ne trouver aucun espace, aucune autre voix, pour s’éprouver véritablement. La trouvaille de ce récit singulier – on ne sait pas vraiment de quoi elle procède d’ailleurs, d’une intuition ou d’une expérience réelle – revient à discourir avec du silence. En effet, Shua Dusapin invente une histoire si simple qu’on en perçoit toutes les couches de non-dits, de refoulements, d’impossibilités à se déployer, dans le corps même d’une voix absente. Celle de la sœur – double, altérité ? – qui ne peut pas parler, qui se fait le témoin strict de ce qui ne passe pas. C’est assez prodigieux que d’y parvenir en mettant en scène – hors de l’étrangeté de ses livres précédents – un dialogue in absentia, ou plutôt qui admet son impossibilité dans le cours même de l’existence et d’un véritable partage qui n’advient que dans son empêchement. Quand Agathe parle – intérieurement autant qu’avec sa sœur –, hors d’un dialogue qui pourtant existe, elle confronte sa parole même à l’impossibilité d’un échange habituel, à l’absence de réponse véritable. Elle parle ainsi pour elle, dans une forme de solitude extrême, mais aussi pour quelqu’un d’autre, comme si son discours s’épaississait en permanence, se déployant sur deux niveaux, comme à front renversé. À l’instar des personnages de ses autres livres, la narratrice explore dans la parole absente de l’autre sa propre identité. Ou plutôt elle y éprouve son impossibilité fondamentale. 

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On lit son livre comme de biais, comme on chercherait à saisir un visage en ne le voyant toujours que de trois-quarts.

Ce n’est assurément pas facile à faire ! En revenant à des choses familière, banales, triviales, à une chronologie qui suit les jours, par des jeux de proportions, par des allongements du récit que viennent rompre des éclairs ou des étrangetés, l’écrivaine accentue encore cette manière de travailler notre douleur d’être ce que l’on est sans pouvoir le dire vraiment, comme si nous étions condamnés comme ses personnages à ne pouvoir que le réaliser, l’expérimenter à chaque geste, chaque silence ou chaque mot que l’on confie. Chaque page, chaque événement, aussi simples ou anodins soient-il, chaque souvenir qui vient contredire le présent et ses illusions, sont autant d’épreuves intérieures qui viennent troubler sans fin nos certitudes. On lit son livre comme de biais, comme on chercherait à saisir un visage en ne le voyant toujours que de trois-quarts. Il opère comme des lignes de fuites qui s’interrompent, se reprennent, dans une forme de labyrinthe tantôt prospectif, tantôt régressif, toujours instable, dans lequel seule compte finalement l’expérience altérée de la vie. Et le minimalisme de l’écriture, la sobriété du ton ou des péripéties mêmes, l’attention portée au rythme – dans ce livre, il y a comme une compacité du silence qui vient toujours tout contrecarrer –, à des voix qui semblent totalement, irrémédiablement, intériorisées, font d’Élisa Shua Dusapin une écrivaine très atypique. Très libre finalement, comme détachée des modes, des trucs ou des traits de l’époque – une écriture centrée sur soi ou ses expériences, la reconstitution du réel ou de l’histoire, la confession ou la thématisation excessive… Elle fait de la fiction un lieu d’expérience du sujet qui semble hanté par une disjonction originelle que seule la littérature – les voix, présentes ou absentes qu’elle rend possibles, audibles – peut, parfois, réduire.