Paradoxal et bel exercice d’admiration que ce De l’inconvénient d’être russe, un livre qui est à la fois une analyse et une confession. Née à Moscou en 1986, Diana Filippova est arrivée en France à huit ans, elle écrit en français et a déjà publié deux essais et un roman. Elle offre ici un retour sur soi et sur son pays natal qui brille d’une douce sévérité. Cerise amère sur le gâteau, le récit paraît alors que, ou plutôt parce que, la Russie a envahi sa sœur jumelle qui, elle non plus, n’en finit pas d’agoniser et de revivre.
Le livre n’est pas très long mais il est concentré, dense, et plus ou moins divisé en deux moments. Un premier moment où Diana Filippova revient sur ses origines et celles de ses parents, les raisons de leur départ, puis l’arrivée à Vandœuvre-lès-Nancy dans les années 1990. Un second moment où elle se détache de l’autobiographie pour réfléchir à l’histoire russe récente et à ce que serait la russéité, définie notamment par la littérature et la langue : leur teneur, leur son et leur fond, leur rôle et leur rapport intime avec la chose politique – elle parle là de vie et de mort, ni plus ni moins. De survie.
Quand la guerre en Ukraine éclate, Diana Filippova est dans une abbaye, retirée pour écrire. Retirée dans un lieu protégé, sinon saint, loin de la rumeur du monde. On imagine la puissance de la réverbération causée par l’annonce du conflit et celle de la honte ressentie par la jeune femme qui se présente comme un parfait produit de l’assimilation. Laquelle sera détricotée au fil des pages qui suivront, comme si l’auteure se défaisait de sa cape française, libre et souple. Peu à peu, l’assimilation laissera place à la dissociation, plus exactement à une distanciation de fait, qui contribue à ce que Diana Filippova puisse analyser les siens avec autant de lucidité.
L’exercice analytique que déclenche l’annonce de la guerre fait d’abord remonter ses ascendances maternelle et paternelle. S’entrouvre alors un monde à la fois immense, aux dimensions impériales, et relativement circonscrit : Grèce pontique, Russie et Géorgie mêlées dès le XIXe siècle au gré de vagues de réfugiés et de déplacés. Russification des noms (dont celui de Filippova, grec), puis déportations massives, éducation scolaire d’une rare qualité (effet pervers de l’éloignement du centre des meilleurs professeurs), classification de la société soviétique en catégories ethniques – les métissages sont mal vus mais on fait semblant de privilégier les conditions plutôt que les origines.
Du pays des soviets, Diana Fillipova évoque l’art de la « discrimination douce » et la volonté d’étrangler la liberté en emprisonnant la personne dans un cerceau rigide fait de papiers, de tampons, de passeports, de propiska… La Grèce y est considérée comme un pays du Caucase, ce qu’elle n’est pas, et tous ces êtres venus du Sud sont rangés sous l’étiquette tchernye – noirs. Même les couleurs n’ont pas la même couleur pour tous, semble-t-il. Au Canada ou aux États-Unis, être caucasien, c’est être de peau blanche. Où est le noir ? le blanc ?
Le livre oblige à un salutaire examen de soi-même et de ses catégories de pensée. Qui se poursuit en France, lorsque la fillette de huit ans arrive dans une petite ville de la banlieue de Nancy. En 1993-1994, l’immigration russe était rare mais les enfants venus de pays d’ailleurs ne l’étaient pas, le Front national commençait à s’enraciner, l’extrême-Est européen était considéré avec hostilité, du moins avec méfiance. « Vous mangez de l’homme aussi, vous ? », lui demandent un jour deux camarades.
Diana Filippova resitue, contextualise, cite de grands exilés et de grands blessés, dont Joseph Brodsky. Elle saisit des sentiments, des impressions et des idées dans un même mouvement. Elle se dédouble et se décrit comme « la petite fille mal fagotée » qui avait « un air d’étrangeté plus que d’étrangère » et « la texture rêche de l’insoumission ». Aujourd’hui, elle sait que ce qu’elle a vécu comme des faiblesses sont des forces, et le lecteur le pressent. Une scène pétillante le montre : un jour, en CM1, elle résout un problème de maths devant lequel la maîtresse sèche. Stupeur. Elle connaît l’exercice depuis la maternelle parce qu’elle était dans une école au cursus mathématique renforcé et que sa grand-mère était une éducatrice impitoyable.
Sciences exactes : leur présence dans le livre est frappante, aussi importante que celle des lettres, même si Diana Filippova développe moins ce versant. Ses deux-parents sont des scientifiques qui ont été accueillis par l’Institut polytechnique national de Lorraine ; sa mère écrit des poèmes ; elle-même en a écrit. Cette absence de barrière entre sciences et humanités force le respect, quand, dans nos contrées, elle semble réservée à de rares esprits polymathes, impossible à atteindre. Il y a là une richesse folle, respect du savoir et devoir de savoir mêlés, sérieux, soif d’une vie intellectuelle qui rassemble les champs. Il s’agit évidemment de résister au pouvoir et de le contrebalancer, mais il y a plus et il faudrait une longue étude pour suivre les hauts et les bas des rapports entre savoir et pouvoir en terres russe et soviétique.
Diana Filippova est fille de cette culture-là, qui ne souffre d’aucun stigmate issu d’une sociologie étroitisée. Elle est justement éclairante quand elle affirme avoir découvert la notion (et la réalité) de « bourgeoisie française », qu’elle définit par trois termes : « aisance, culture, héritage ». Le livre fourmille de ce type d’analyses à mi-chemin entre réflexion, souvenir et observation : sur la place des femmes et des hommes, sur la peur et ses conséquences si délétères au fil de plusieurs générations, sur l’équilibre entre le bien et le mal et la façon dont il est perçu, sur la kleptocratie mise en place avec qui nous savons…
À propos de la virilité, elle parle d’hommes à la poitrine bombée qui « se crêpent le chignon » et l’on sourit tant cette expression est liée à la gente féminine. Le français de Diana Filippova est un acquis, si bien qu’il paraît plus extensif et plus savant, précisément, en vertu de légers décalages. À propos de son fils à qui elle lit un conte russe, elle remarque l’inquiétude « enténébrant » son front. Née sur le sol français, elle aurait écrit « assombrissant » ou un autre mot, mais peut-être pas ce très hugolien « enténébrant ». Sa prose vivifie, non parfois sans une certaine rudesse.
Sans doute ne s’en rend-elle pas compte, elle qui a de belles pages sur la langue russe et les différents idiomes qui la composent. Le mat’, la langue des geôles et des soudards, celle qui s’épand comme un pesticide, sous nos yeux, dans les tranchées d’Ukraine et du Kremlin ; la langue quotidienne où s’est nichée la langue soviétique ; la langue vraie que parle une mère à son enfant. Au sein de celle-ci, elle relève « le chagrin lacéré de Marina Tsvetaïeva » ou cite « le russe sotto voce de Dovlatov »… Et puis il y a les mots intraduisibles, parce qu’il y a des choses mais aussi des sentiments et des émotions intraduisibles : le livre de Diana Filippova semble écrit pour répondre à cette énigme, et/ou, peut-être, affirmer que l’intraduisible n’existe pas.
Aujourd’hui, Diana Filippova est une femme engagée, qui défend les droits humains à la mairie de Paris. On voudrait lui dire que, pour cette défense-là, être russe n’est pas un inconvénient mais un atout, une carte biface : cruauté à combattre d’un côté, humanisme à la coupole dorée à défendre de l’autre.