Le Château des Rentiers : voilà pour ce livre un titre des plus improbables. En apparence. Agnès Desarthe évoque Tsila et Boris, ses grands-parents maternels, deux Juifs communistes qui avaient fui la Bessarabie pour Paris, connu les persécutions et la pauvreté pour enfin emménager dans ce « château », une tour du treizième arrondissement, sans pour autant vivre de rentes. Dans ce même immeuble habitaient nombre de leurs amis qu’ils avaient persuadés d’y créer une sorte de phalanstère.
Eh oui, avant d’être des retraités confinés dans leur deux-pièces, Tsila et Boris avaient été d’ardents jeunes gens qui passaient les étés au bord de la mer Noire dans une région que la narratrice ne sait pas trop désigner : Bucovine ? Bessarabie ? Moldavie ? Un jour, elle a demandé une bourse de traductrice pour se rendre dans ce dernier pays. Elle y a renoncé : « Puisque lors de ces voyages, l’on ne découvre jamais autre chose que ce que l’on connaît déjà, puisque parcourir les distances qui nous séparent du passé échoue à nous en restituer l’étoffe, le goût, puisque c’est toujours un champ de ruines que l’on finit par contempler, à quoi bon dépenser l’argent d’une bourse d’étude ? »
Agnès Desarthe se déplace peu : le rêve l’aide à retrouver les êtres disparus, ses grands-parents comme sa mère, et elle a « un moyen de transport fétiche » : elle admire. « Je veux être ce que je ne suis pas. Je veux être là où je ne suis pas. Peu importe que j’y parvienne ou non, car le plaisir est garanti par le trajet. » Il lui arrive toutefois de se déplacer, ne serait-ce que pour des raisons professionnelles. Pas toujours facile. Jeune femme, elle est ainsi invitée à présenter Cinq photos de ma femme, un de ses premiers romans, à Édimbourg. Une petite femme irascible l’interpelle. Comment ose-t-elle parler de la guerre ? Agnès Desarthe voudrait répondre. Elle a des arguments, et notamment une réflexion de Grace Paley : « J’écris avec ce que je ne comprends pas ». Tout s’enchainerait derrière. Un sanglot et des larmes seront la seule réponse. Quant à la petite femme, elle n’a pas lu le roman avant d’attaquer, et elle s’en vante. De quoi vous dissuader de parler.
Elle est plus tranquille dans un hôpital du Jura. Elle répond aux questions de personnes du quatrième âge (et au-delà) au sujet de l’unique roman que la bibliothécaire de l’endroit a trouvé : Je ne t’aime pas, Paulus, premier roman de l’autrice, destiné à la jeunesse. Une dame au nom difficile à porter l’interroge sur le grand nombre de gros mots émaillant le texte. Une certaine madame Boysson est là, qu’elle a déjà croisée dans le hall d’hôtel à Baume-les-Dames. Elle était égarée, cherchait une rue. La sienne en l’occurrence, celle de sa maison. La narratrice la conduit, bien qu’elle ne soit pas du lieu : « J’ai un plan dans ma poche.
En vérité j’ai toujours un plan dans ma poche. Et c’est à partir de ce plan que j’écris mes livres. Un plan qui n’existe pas et qui, pourtant, est dans ma poche. Un carnet que j’ai brûlé parmi les cendres du feu de la veille ».
Il faut croire que ce plan lui est bien utile pour aller de-ci de-là, sans suivre un chemin balisé. Le Château des Rentiers est, comme le quartier que l’enfant puis l’adolescente fréquentait, « plus une histoire de temps que de géographie ». Et le temps est celui qui nous mène inexorablement à la fragilité, à la maladie et à la mort. Plusieurs chapitres intitulés « chœur » donnent à entendre des personnes âgées, dont beaucoup se plaignent ou ronchonnent. On peut les comprendre. Qui les approche ? Qui les touche ? Qui accepte le baiser mouillé d’une vieille personne ? Et la narratrice de s’interroger sur sa propre fin de vie. L’une des trames du récit, trame romanesque plutôt, est la création d’un phalanstère. Elle peut compter, pour ce faire, sur un ami architecte. Elle compte sur les conseils d’une banquière et ça vaut mieux : elle est fâchée depuis toujours avec les chiffres. Dans ses rêveries, elle se voit avec ses amis, tous désignés par des initiales dans le récit, et imagine les divers services dont sera doté cet établissement utopique.
Est-ce que Z pourrait en être ? Cette femme qu’elle a rencontrée au cours de danse orientale en 1995 a désormais quatre-vingts ans. C’est son âge officiel, celui qui figure sur ses papiers. Mais quand on a connu les camps d’internement, Bergen-Belsen et les chiens dressés pour attaquer, quand on a perdu la plupart des siens, il faudrait ajouter des années de malheur. A ceci près que la danseuse orientale ne s’en plaint jamais, que cette histoire, la narratrice l’apprend de quelqu’un d’autre. Oui, une histoire de temps, d’un temps de barbarie qui semble revenu. Agnès Desarthe évoque sa mère, petite femme silencieuse qui n’a cessé d’attendre son père parti un jour de 1942. Boris, le second mari de Tsila, est ce « remplaçant » dont elle avait raconté l’histoire dans le roman portant ce titre, désormais réédité.
Sa mère avait témoigné pour la fondation Spielberg, raconté sa vie d’enfant cachée, dans la Sarthe : « Fidèle à ma méthode, je ne me rends pas dans la Sarthe en quête des descendants des fermiers qui ont sauvé ma mère, je ne cherche pas à voir la pièce où elle a trouvé refuge avec ma grand-mère et mon oncle, je ne vais pas interroger les voisins pour savoir s’ils étaient au courant que l’on cachait des juifs dans leur coin.
Je passe par les mots. Je m’appelle « de Sarthe ».
Est-ce que l’on peut tout comprendre en voyant des lieux, en écoutant des témoins ? Dans un très beau chapitre, Agnès Desarthe explique comment elle écoute « deux amies » se rappeler ce qu’elles ont vécu ensemble. L’une est Marceline Loridan, l’autre Simone Veil. Aucun visiteur (et on exclut ici tous les touristes qui se prennent en selfie sur les rails) ne peut mesurer ce qui s’est passé : comment faire l’histoire d’un événement dont seuls les morts devraient pouvoir parler ? C’était le point de vue de Primo Levi, qu’elle reprend : « C’est une histoire racontée à des sourds par des muets. » Elle-même a dû être sourde puisque, longtemps, elle n’a pas voulu voir le visage de sa mère filmé par les enquêteurs de la fondation. « Je craignais l’indécence », écrit-elle. A l’instar de Lola Lafon, confrontée à l’histoire familiale qu’elle porte, elle devait craindre pire.
Et c’est comme toujours avec l’Histoire, avec sa violence : quelque chose demeure, qui se réveille soudain. La narratrice raconte le choc subi par sa mère le 11 septembre 2001. Elle croyait que la porte de la barbarie s’était refermée en 1945, on se trouvait au commencement d’une barbarie nouvelle et elle contribuait à « affaiblir une des personnes les plus endurantes et les plus courageuses que j’aie connues ».
Sa fille est à son image. Elle garde une vitalité que montrent cent anecdotes rapportées dans le récit, elle est à la fois celle qui pourrait être grand-mère et qui reste une jeune mère, malgré les prédictions stupides d’un obstétricien obtus et indélicat ; « je suis jeune et je suis vieille », écrit-elle et on la croit : elle a un plan dans la poche.