Survivre à la collaboration

« Et quand on sait, qu’est-on ? », s’interroge la narratrice de La propagandiste. Cette question résonne comme la quintessence d’une quête, celle de l’autrice, Cécile Desprairies, née en 1957 à Paris, germaniste, historienne de la Seconde Guerre mondiale, qui a consacré son travail à la compréhension de ce qu’il s’est alors passé, la signification des mots les plus graves, « collaboration », « Occupation », et de ce qu’ils ont, dans les faits et les chairs, effectivement recouvert.

Cécile Desprairies | La propagandiste. Seuil, 224 p., 19 €

Mais, au-delà de la recherche savante, perce une nécessité personnelle, celle des origines, de son histoire. C’est l’objet de ce beau premier roman, La propagandiste, à la dimension autobiographique assumée, qui fait entrer le lecteur dans un univers aussi sordide qu’étrange, à vomir et à rire, à la limite du fantastique, et pourtant terriblement réel : celui d’une famille de collaborateurs qui, jusqu’au début du XXIe siècle, restera, entre déni et nostalgie, figée dans un temps impossible à dépasser. Fille de cette histoire, la narratrice est devenue historienne, pour savoir mais sans doute aussi, et surtout, pour pouvoir vivre. 

Au milieu des années 1960, une curieuse ronde de jour se réunit chaque matin dans un élégant appartement parisien. Un « club de femmes », un « gynécée », où se retrouvent la tante de la narratrice, Denise, dite Zizi, « dans un état de perpétuelle excitation » ; sa grand-mère, Hermine, bientôt accro à la morphine ; sa cousine, Hedy, qui « avait souvent des chagrins d’amour » ; et sa mère, Lucie, « la maîtresse de cérémonie », personnage central du livre. Quelque chose ne va pas. La narratrice se souvient d’avoir assisté enfant à « un spectacle en langue étrangère », fait de mystères et de non-dits. Lorsqu’elles sont toutes les deux, sa mère lui fait réciter des verbes irréguliers allemands, lui apprend le nom des villes et des fleuves d’outre-Rhin. Elle ne comprend pas bien pourquoi. 

Pour voir clair dans ce qui est, il faut remonter dans le temps. La famille était partie en Algérie, au milieu du XIXe siècle, « pauvres d’entre les pauvres ». Elle était rentrée en France pendant l’entre-deux-guerres. Avec la prise de Paris par les Allemands, en 1940, tout bascule, sans retour : « Quand elles étaient plus calmes, ma mère et ma tante évoquaient une époque qui leur avait été favorable […]. Elles avaient su « se débrouiller ». À les écouter, le monde de “l’Occupation” avait été une sorte de conte de fées »Le journaliste et écrivain André Thérive, dans L’envers du décor, son journal de la Seconde Guerre mondiale, publié en 1948, écrivait déjà : « Nos successeurs n’auront pas de ce Paris de conte de fées, de cette ville au bois dormant qu’aura enchantée un moment le Démon de la guerre ». C’était pourtant le temps des cauchemars et des vies à jamais brisées. 

Exposition Le juif et la France 1941 pour "La propagandiste", de Cécile Desprairies (Détail) © Seuil
Devanture de l’exposition Le Juif et la France, en septembre 1941 (Palais Berlitz (2e arr.)) © CC BY-SA 3.0/Wikimedia Commons/ Bundesarchiv

Fin 1940, Lucie, la mère de la narratrice, rencontre à Paris un jeune nazi, Friedrich, qui deviendra bientôt son époux. Il étudie la biologie génétique, s’informe avec la plus grande attention des travaux de l’Institut d’anthropologie de Berlin. Ses inclinations théoriques sont les mêmes que celles du docteur Mengele. Avec lui, Lucie participe « aux publications du Cahier jaune, réservé aux adultes, et à celles de la brochure Youpino, destinée aux enfants, tous édités par le Commissariat général aux questions juives ». À l’été 1941, elle contribue à l’organisation de l’exposition antisémite « Le Juif et la France ». La voici qui rejoint l’Office de répartition de l’affichage, créé par les autorités allemandes pour défendre et illustrer la propagande nazie dans la France conquise. Lucie fait très bien son travail. On la surnomme la « Leni Riefenstahl de l’affiche ». Les Allemands l’appellent « la propagandiste ».  

Toute la famille plonge dans la collaboration. Des décennies plus tard, les appartements et les meubles spoliés – butins honteux –, le souvenir des mondanités de l’Occupation – plaisirs coupables –, continueront de hanter les discussions et le quotidien de « la tribu », sous les yeux interloqués d’une petite fille qui écrira plus tard des livres. 

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Ayant grandi au milieu d’un langage vicié, Cécile Desprairies a appris à entendre ce que les mots cachent, à interroger leur prétendue innocence.

Les hommes ont également pris leur part. « L’oncle Gaston », journaliste, a été nommé par les autorités allemandes à la tête de Paris-Soir, à la place de Pierre Lazareff, contraint à l’exil : « Le nouveau directeur avait ses entrées partout, de la Propagandastaffel, les services de propagande allemands, à ceux de l’ambassade d’Allemagne. Il avait fait bénéficier sa parentèle de facilités conférées par sa nouvelle fonction ». Le grand-oncle Raphaël reprend quant à lui « un ensemble musical laissé vacant ». Il a pour « amant nazi » l’un des organisateurs de la « saisie » et du « déménagement systématique des meubles ayant appartenu aux juifs, dans des appartements mis sous scellés ». Il se sert. De cette longue nuit française, il dira plus tard : « on savait s’amuser ». Dans cette famille, l’antisémitisme ne se discute pas. C’est une évidence. 

Après la guerre, ces gens-là prospèrent. L’oncle Gaston devient historien de la presse – il reste bien entendu silencieux sur son propre passé. Il enseigne dans une école de journalisme. À la mort du grand-oncle Raphaël, à plus de quatre-vingt-dix ans, les journaux lui rendent hommage. La guerre terminée, il a contribué à créer dans le sud de la France « un festival de musique classique, devenu l’une des grandes manifestations européennes d’art lyrique ». Après la mort de son amour nazi, Lucie se remarie avec Charles, père de la narratrice, qui « participe à la modernisation de la France d’après-guerre. […] Serviteur de l’État, il mène une belle carrière de haut fonctionnaire. ENA, Cour des comptes ». Sa fille dresse de lui un portrait sans concession : « pétainiste jusqu’à la dernière seconde de sa vie […]. Son antisémitisme à la française est celui d’un nationaliste chrétien de droite qui considère plutôt le judaïsme comme un « problème » à résoudre – il faut un peu taper sur le museau de ces juifs trop carriéristes et ambitieux ». Le texte de Cécile Desprairies est aussi ce cruel miroir tendu à une certaine élite française qui a prospéré sur les cendres, restée prisonnière de ses préjugés.   

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Cette famille est « persuadée que ce qui est n’existe pas ». Et pourtant, la narratrice le comprend dès l’enfance, rien d’autre n’existe. De ce silence bavard naîtra une vocation, celle de l’histoire, du savoir : « Plus tard, il y aura les dictionnaires, que je révérerai », ou encore : « Il n’était bien sûr pas fait mention de “génocide” ou de “Shoah”, termes que j’appris dans les livres ». Ayant grandi au milieu d’un langage vicié, Cécile Desprairies a appris à entendre ce que les mots cachent, à interroger leur prétendue innocence. Pour faire passer son rire jaune, elle manie l’humour noir avec talent, façon d’exorciser le plus terrifiant – cette nourrice qui gaze ses chats, cette mère qui vit jusqu’à la fin de ses jours dans le culte du nazi Friedrich. 

À la mort de sa mère, au début XXIe siècle, sa fille a « poussé un discret soupir de soulagement ». L’histoire assimilée peut devenir un texte littéraire, drôle et intelligent, sensible et édifiant, courageux et personnel. C’est alors le récit de Cécile Desprairies qui devient objet de coïncidences. La narratrice raconte que l’oncle Gaston, devenu avec la bénédiction des nazis directeur de Paris-Soir pendant la guerre, lance de nouvelles rubriques, dont des « avis de recherches ». C’est par une annonce publiée dans le Paris-Soir du 31 décembre 1941 que Patrick Modiano, des décennies plus tard, découvrira Dora Bruder, recherchée par ses parents.