Dans son nouveau roman, Jean Hatzfeld poursuit son crucial et profond questionnement sur l’homme et sa soif d’anéantissement. La guerre y fait rage, et sa soif de boucs émissaires. Il est question dans Tu la retrouveras de la fin du siège de Budapest en 1944, prise en tenaille entre la domination nazie et les opérations d’encerclement de l’Armée rouge. Au milieu de cette pluie d’obus et de massacres, un zoo à l’abandon réenchante l’existence de deux fillettes qui y trouvent refuge et consolation, Sheindel la Juive et Izeta la Tzigane.
Le ton principal du livre n’est pas en effet à la lamentation, le droit à la fiction et à la poésie l’emporte sur la fascination du mal, même si rien n’est édulcoré de sa folie morne et sanguinaire. Ce roman ouvre d’abord à un climat de confiance : la mémoire, l’amitié, l’écriture, la vie secrète et drôle de l’enfance « en compagnie d’animaux fiers et heureux de ce qu’ils étaient », tous ces dons désavouent doucement les terreurs et les horreurs de la misère humaine, qui ne sont pas davantage qu’un gigantesque aveu de jalousie et d’impuissance. Tu la retrouveras, c’est l’entêtement d’une petite musique, quelque chose d’une promesse écrite par un homme qui a eu le courage d’aller fouiller les pires coulisses de l’histoire au Rwanda comme à Sarajevo.
Toutes deux condamnées par un nationalisme aryen qui s’épouvante du nomadisme tzigane comme de la liberté abrahamique, les deux fillettes changent leur échappatoire forcée en une réclusion étrangement joyeuse : le rapport aux animaux les passionne, elles n’ont plus le temps de s’ennuyer. Elles libèrent et soignent, des dromadaires, des zèbres, des girafes, mais aussi des hyènes, des tigreaux, des orangs-outans et des rennes. Tout au long du roman, l’écart est saisissant entre le présent politique intenable de guerre totale et d’extermination qu’il décrit et l’intelligence d’une enfance capable d’étonnement, de volonté et d’une amitié vive et féconde. Une amitié qui nous allège de l’anthropocentrisme de tous les enrégimentements, une amitié qui sait admirer les animaux, rire aussi de leur irresponsable voracité.
Les deux fillettes ont la sagesse de celles qui ont frôlé plusieurs fois la mort, la sagesse de celles qui portent dans leur chair la marque de leurs proches injustement disparus. Elle savent nommer, apprivoiser tout ce qui voudrait nuire et mordre. En bref, Izeta et Sheindel renversent l’échelle des valeurs et des drames. Si les nazis, les Oustachis, les Croix-Fléchées et tant d’autres aiment à se vautrer dans les horreurs de la mort , à elles la force de décroire à la nécessité fantasmatique et grégaire des carnages, aux cœurs sans rides la liberté de montrer où peut se construire audacieusement une existence digne de ce nom. Là où s’abolit la distribution différentielle des ethnies et des communautés en « bons » et en « méchants », là s’ouvre le droit à s’émerveiller de la vie et à écrire ses blessures.
Face au monde adulte de l’histoire qui ne connaît plus d’autre possible que la persécution et les bombardements, les goulags, les massacres et encore la persécution, Izeta et Sheindel apparaissent comme les seuls êtres capables de « s’orienter à l’oreille », d’écouter les ressources de la vie et celles de leur conscience. Non une conscience qui se regarde donner la leçon mais une innocence en mouvement qui sait faire danser l’ours et retirer aux hyènes les éclats d’obus que l’ingénierie de masse leur a fichés dans les flancs. Une conscience et une sensibilité qui laissent encore leur chance à l’imprévu, aux jeux si légers du pur hasard dans l’existence des choses et des hommes.
Dès le début du livre, un témoin « providentiel » assiste aux ébrouements des deux fillettes, à leur lutte aussi avec les animaux pour les extraire de leur cage et les rendre à l’air libre du Danube. Ce témoin est un lieutenant vétérinaire moldave, un dénommé Dumitru. Il deviendra leur protecteur et leur fera quitter la ville à la fin du siège de Budapest conquise par l’Armée rouge. Il assurera leur fuite en les arrachant l’une à l’autre : « S’il avait pu croire à cet instant les yeux embués de Sheindel, il [Dumitru] aurait vu plus qu’un désespoir, plus que de la haine, un refus absolu d’enfant, une panique vertigineuse qu’aucun mot ne pourrait exprimer. »
La figure paternelle de Dumitru est particulièrement révélatrice. Il est à la fois en position de responsabilité et de vulnérabilité. Son père ukrainien a été fusillé par les nazis après leur avoir vendu des chevaux, sa mère, chrétienne orthodoxe, est morte dans le chantier d’un goulag. Dumitru est aussi la figure d’un être qui ne peut pas se sauver lui-même ; après avoir secouru plusieurs fois Izeta et Sheindel, il est envoyé dans un goulag soviétique du Kazakhstan sans même savoir pourquoi, jusqu’à ce qu’un officier lui souffle la « raison » de sa destitution civile et sociale : le prix d’une généalogie à payer, l’injonction de « renoncer à la pensée » pour faire nombre… Incarnation aussi du « survivant » et du rescapé qui « a gardé sa même générosité qu’autrefois », Dumitru sera libéré de son travail au sovkhoze en mars 1953, quelques jours après la mort de Staline.
À chaque fois, l’histoire familiale des protagonistes se reçoit par bribes, à l’improviste d’une rencontre, au fil d’une enquête difficile et risquée. Le lecteur, à la manière du journaliste Frédéric, apparaissant dans les trois dernières parties du roman, est appelé à recomposer un puzzle. Journaliste d’abord friand d’exotisme, ce personnage devient le relais attentif d’une mémoire où l’atroce voisine avec le sublime , il devient le meilleur des confidents pour Sheindel et Dumitru. Il découvre aussi la culture tzigane avec émerveillement dans le delta de Tulça où il fait la connaissance de Sheindel : un autre pan de sa mémoire se découvre au lecteur. Confiée d’abord à une famille italienne par les bons soins du Joint, elle a ensuite grandi dans un kibboutz au nord du Neguev. Devenue docteure en zoologie et chercheuse pour une mission écologique de l’Unesco, elle revient dans le pays de son enfance, la Roumanie.
Une lettre de Dumitru rend possible le lien avec le passé fabuleux de ses années d’enfance au zoo de Budapest. S’il n’y a pas de trace chimiquement pure du passé, de l’origine, le désir de sortir du mutisme et de croire au partage de l’intransmissible rend la vie toujours possible pour Sheindel, Frédéric et Dumitru. Rêve ou attestation, peu importe, l’amitié et la parole peuvent défier l’ensevelissement de la mémoire.
Pourquoi alors Izeta ne recherche-t-elle pas à faire la lumière sur sa propre histoire, pourquoi ne recherche-t-elle pas à retrouver Sheindel et Dumitru ? Ne serait-ce pas l’effet le plus pernicieux des politiques d’extermination que d’ôter aux êtres qu’elles terrassent l’espoir de recueillir des traces de leur mémoire et de rompre le fil rouge qui les relie à leurs amis les plus chers comme à eux-mêmes ? La question demeure sans réponse mais la fin du livre n’est pas avare de suggestions : « La mère d’Izeta disait que chaque personne devient ce qu’elle a perdu.
[…] « Nous, les Tziganes, nous avons l’habitude de nous tenir cachés ».
Il y aurait encore beaucoup à dire de ce grand et beau livre. Par exemple, sur la figure de l’animalité opposée aux violences propres de l’homme contre l’homme et la récurrence symbolique des hyènes, sur l’art admirable de sa poésie en tension avec sa très rigoureuse documentation historique, sur son hymne discret aux lieux de prière dont la paix attire la profanation et la persécution, ou encore sur la question de l’individu, de « sa » communauté spirituelle et de sa confrontation avec le corps social qui veut le happer tout entier.
Le leitmotiv de l’animalité n’est-il pas, dans ce magnifique roman, une façon d’opposer la nature comme donation et création à la répétition des carnages et de leurs calculs insensés ? Dans cette perspective, les animaux, privés de parole mais non de signification, ne sont pas mièvrement idéalisés mais vus comme les porteurs d’un récit d’origine toujours présent, un récit affirmant la nécessité de la diversité des êtres et des espèces. L’humilité animale pourrait attester alors « une puissance de composition », « un principe d’accomplissement », comme l’écrit François Gros dans Pourquoi la guerre ? à propos de Spinoza (Albin Michel, 2023). La nature est, pour le philosophe, une nature ouverte et non déterministe. Je dirai, pour ma modeste part, une nature regorgeant des traces de sa divine énigme malgré le mal qui la traverse aussi.
L’assurance tremblante qui nourrit l’enjouement inaliénable de l’écriture romanesque de Jean Hatzfeld ose lever le voile, en nous engageant à parier sur la paix nécessaire à la vie, une vie qui ne peut penser l’histoire comme un cycle dialectique nécessaire d’accalmies et de massacres. Le partage de la mémoire allège au moins un peu les plaies de l’histoire, la poésie simple et splendide nomme les animaux et pacifie les hommes comme un psaume. Ce climat se rapproche de celui d’une nouvelle arche de Noé, des prophéties d’Isaïe aussi où la réconciliation eschatologique des animaux est inséparable de celle des hommes : « un poulain zèbre ruait pour distraire une minuscule tigresse dont les yeux reflétaient une mélancolie sans fin qui inquiétait les deux fillettes. […] Une girafe et un tigre étendus sur le flanc se faisaient face, museau contre museau, comme réconciliés pour l’éternité après la catastrophe ».