Contestation et répression bélarusses

Spécialiste du Bélarus, le sociologue Ronan Hervouet revient dans La révolution suspendue sur l’émergence puis l’écrasement du mouvement de contestation qui a suivi la réélection frauduleuse d’Alexandre Loukachenko à la présidence du pays le 9 août 2020. Écrit dans la foulée des événements – sans notes de bas de page ni bibliographie –, le livre rassemble en onze chapitres de longs entretiens réalisés depuis l’exil en Pologne, en Lituanie ou en République tchèque auprès d’acteurs ordinaires du mouvement de contestation. L’approche ethnographique privilégiée par l’auteur met en lumière le caractère spontané et horizontal du mouvement social réclamant le départ de Loukachenko, puis la façon dont les rouages de la coercition d’État ont contraint les opposants au silence, à la docilité et à la fuite à l’étranger.

Ronan Hervouet | La révolution suspendue. Les Bélarusses contre l’État autoritaire. Plein Jour, 343 p., 20 €
Protestation 2020 Biélorussie pour Ronan Hervouet | La révolution suspendue. Les Bélarusses contre l’État autoritaire
Protestation contre Lukashenko, 23 Août 2020. Minsk, Biélorussie © CC BY-SA 3.0/Wikimedia Commons/ Homoatrox

Si besoin était, Ronan Hervouet tord le cou au mythe du soulèvement des peuples et règle son compte au fétichisme électronique né dans le sillon du « Printemps arabe ». Il rappelle qu’au sein de régimes comme l’autocratie bélarusse, l’appareil d’État dispose encore de relais puissants, qui bénéficient de prébendes ou dont les droits sociaux et activités professionnelles sont à la merci de l’arbitraire juridique. Il montre aussi qu’une partie importante de la population soutient le régime d’ordre et que les services de sécurité restent soudés autour de la figure d’Alexandre Loukachenko autant par conviction que parce que ce dernier risquerait de les entraîner dans sa chute.

En décrivant les ressorts de la domination et les sociétés qui relèvent de ce type de régime politique, Ronan Hervouet repose de façon perspicace les questions qui, dans le cadre de l’historiographie de l’Union Soviétique et des pays d’Europe de l’Est, ont fait le cœur des désaccords entre soviétologues et révisionnistes. La polémique qui a récemment surgi dans le sillage de la parution du livre de Katja Hoyer, Beyond the Wall (paru aux éditions Allen Lane en 2023), montre bien que le débat autour du rôle respectif dans la perpétuation de ces régimes des mécanismes coercitifs, des convergences stratégiques et des modes d’adhésion n’est pas révolu. Le titre de l’ouvrage de Ronan Hervouet, La révolution suspendue, suggère quant à lui l’idée que le régime de Loukachenko a basculé dans une nouvelle temporalité : le rôle majeur de la répression dans les mois qui ont suivi l’élection présidentielle du 9 août 2020 révèle l’effritement des repères idéologiques et du mode d’insertion social qui assuraient la stabilité de cette ancienne république soviétique. 

Ronan Hervouet est l’auteur de deux livres dans lesquels il s’est attaché précisément à décrire la perpétuation du régime bélarusse au quotidien, au-delà de paradigmes tels que la planification ou encore l’idéologie et la terreur. Datcha Blues. Existences ordinaires et dictature en Biélorussie (Aux lieux d’être, 2007) montrait, à partir de l’exemple du jardinage, comment les citoyens pouvaient s’accommoder du contrôle politique et de la précarité matérielle, cultivant une sorte de quant-à-soi et préservant des espaces de liberté et de réalisation personnelle tout en développant une sociabilité compatible avec les modes d’organisation et les valeurs promues par le régime. Le goût des tyrans. Une ethnographie politique du quotidien en Biélorussie (Le Bord de l’eau, 2020) explorait plus encore cet enchevêtrement entre règles officielles et comportements officieux et la communion autour de référents communs. C’est donc fort de sa solide connaissance de la société bélarusse et de son histoire que Ronan Hervouet, en suivant la piste de rencontres successives (un « échantillonnage en boule de neige »), s’est proposé d’éclairer un ensemble de récits qui relatent le rejet par la majorité de la population des formes de consentement qui avaient assuré une continuité historique entre l’ère soviétique et la Biélorussie indépendante.

L’auteur évoque d’abord un changement de contexte : la pandémie du printemps 2020 met à nu l’incurie de l’État, alors que, d’une part, les Bélarusses qui vont et viennent entre leur pays et l’espace Schengen tolèrent de moins en moins l’arriération et les contraintes du système Loukachenko et que, d’autre part, le développement depuis 2010 du secteur des technologies de l’information a engendré l’émergence d’un groupe social plus aisé et moins dépendant de l’État. Les candidatures à l’élection présidentielle de Sergueï Tikhanovski, de Valeri Tsepkalo et surtout de Viktor Babariko suscitent la crainte au plus haut niveau de l’appareil d’État. D’une manière ou d’une autre, tous ont été empêchés de réunir les 100 000 signatures nécessaires à leur candidature, et ne reste finalement pour affronter Loukachenko que l’épouse de Sergueï Tikhanovski, Svetlana Tikhanovskaïa, mère au foyer se voulant « apolitique ».

Ronan Hervouet décrit le mouvement social qui prend pourtant son essor autour d’elle : la société civile s’enhardit progressivement et donne une réponse politique aux menaces de Loukachenko. Mais, au-delà des différents répertoires d’actions collectives (manifestations, boycotts, relai organisateur de la chaîne Telegram Nexta, forums spontanés – surtout dans les mois qui ont suivi l’élection remportée officiellement par le président sortant avec 80 % des voix), c’est l’économie des symboles, dont l’analyse constitue un aspect particulièrement éclairant de l’ouvrage, qui semble donner le ton de la confrontation. Loukachenko évoque çà et là dans ses discours la manière dont les dirigeants d’autres anciennes républiques soviétiques ont réprimé sans sourciller les mouvements d’opposition, déclarant par exemple : « Vous avez oublié comment Karimov a mis fin au putsch d’Andijan ? », en référence aux événements du 13 mai 2005 en Ouzbékistan, ou encore : « Il n’y aura pas de Maïdan dans notre pays », en faisant allusion au départ du président ukrainien Ianoukovytch à l’issue des manifestations de février 2014 à Kiev. Loukachenko ne manque pas non plus de jouer sur la corde traditionnelle du complot ourdi depuis l’étranger, qu’il s’agisse de la Pologne, de la Russie, ou de la Grande-Bretagne, puis de reprendre la thématique de la défense face au fascisme, dont il accuse l’opposition de perpétuer la geste et le dessein. De façon symétrique, les manifestants entonnent le chant catalan anti-franquiste de 1968 L’estaca (« Le pieux »), ou encore la chanson Peremen (« Changements »), composée en 1986 par le rocker soviétique Viktor Tsoï. Sitôt la victoire de Loukachenko proclamée, ils convergent vers « la stèle », le monument érigé par l’État soviétique en reconnaissance du statut de « Ville-Héros » décerné à Minsk et à onze autres villes d’URSS ayant combattu l’envahisseur nazi. Un opposant aujourd’hui en exil, dont Ronan Hervouet a recueilli le récit, parle encore de « dégel » lorsqu’il revient sur le dialogue entre manifestants et autorités locales dans la ville de Grodno entre le 14 et le 19 août.

Protestation 2020 Biélorussie pour Ronan Hervouet | La révolution suspendue. Les Bélarusses contre l’État autoritaire
Soldats biélorusses. Manifestation contre Lukashenko, 30 Août 2020. Minsk, Biélorussie © CC BY-SA 3.0/ Wikimedia Commons/Homoatrox

Cet usage des symboles s’insinue jusque dans l’usage de la langue bélarusse : Loukachenko avait de fait ré-instauré la prééminence du russe en 1995, même s’il s’exprime aussi en trasianka, un mélange de russe et de bélarusse utilisé dans les campagnes, alors que la tarachkevista, le bélarusse littéraire, est associée aux opposants des villes. Le mouvement de contestation se rallie notamment autour de l’ancien drapeau blanc-rouge-blanc du Bélarus, que Loukachenko rejette du côté des fascistes, et que les opposants tentent tant bien que mal de dissocier de ce stigmate, pris à leur tour dans le cadre symbolique étroit de la culture politique bélarusse. 

Les récits recueillis par Ronan Hervouet permettent de saisir au plus près le déroulement des événements. Dans un mélange de ras-le-bol et d’entraînement collectif, de griserie et de rite d’initiation, sur fond « d’indignation » face aux images de la violence policière diffusées sur les réseaux sociaux, des centaines de milliers de Bélarusses déclenchent ce que l’auteur qualifie de « révolution pacifique ». Les milliers d’arrestations et la répression menée par les forces anti-émeutes (les OMON) ne peuvent empêcher les rassemblements massifs. L’opposition gagne certains échelons inférieurs – fonctionnaires locaux, juges, membres des forces de sécurité – et une partie du secteur ouvrier se mobilise pour la première fois contre le régime.

La dynamique du pouvoir et les lois du Bélarus ne ressemblent cependant en rien à celles qui ont permis à d’autres mouvements sociaux de trouver des relais au sein des institutions démocratiques. La suite du livre illustre ce que l’on serait tenté d’appeler « le savoir des autocrates » en ce début de XXIe siècle : la terreur s’accentue à partir de la fin du mois d’août, les opposants sont réduits à « lutter » à petite échelle, les espaces de contestation se transforment en souricières éparpillées. Pour les principaux acteurs, l’exil finit par s’imposer, tandis que l’appareil d’État rappelle à l’ordre les récalcitrants grâce à sa capacité de les priver de leurs droits et avantages sociaux. Un MIG-29 de l’armée bélarusse est allé jusqu’à intercepter et forcer à atterrir à Minsk un avion commercial assurant la liaison Athènes-Vilnius afin d’arrêter Roman Protassevitch, le rédacteur en chef de la chaîne Telegram Nexta depuis la Pologne, qui se trouvait à bord.

L’auteur définit l’action des opposants opprimés comme des formes de résistance, ce qui ne manquera pas de relancer le vieux débat sur la portée de cette notion. D’une part, le mode d’interrogatoire des forces répressives bélarusses prolonge la matrice interprétative des services de sécurité soviétiques : tout comportement non performatif est systématiquement considéré comme réfractaire ou séditieux et nombreux sont les opposants interrogés par l’auteur qui relatent le zèle avec lequel les officiers chargés d’instruire leur dossier ont tenté de les étiqueter à partir de détails. Face au rouleau compresseur déployé par les forces répressives et l’appareil judiciaire, le maintien de la permanence de soi et la persistance de formes de défiance dans les espaces privés n’ont, quoi qu’il en soit, guère d’impact sur les rouages fondamentaux du régime. Certes, les régimes autocratiques, à l’image de celui que dirige Alexandre Loukachenko, cherchent activement à perpétuer leur légitimité symbolique et à continuer de bénéficier du consentement de la population, mais ils n’hésitent pas à ôter leur gant de velours et à assurer leur maintien par la force si leur survie en dépend. Si la « révolution » est « suspendue », rien n’empêche de penser que les mêmes acteurs aujourd’hui alliés de Moscou n’hésiteraient pas à l’anéantir si elle venait à ressurgir.


Vincent Bloch, enseignant à la New York University, est sociologue et anthropologue. Il est notamment l’auteur de La lutte. Cuba après l’effondrement de l’URSS (Vendémiaire, 2018).