Stéphane Van Damme décrit un courant de libertins érudits et sceptiques critiques de la globalisation française au dix-septième et au dix-huitième siècle. Mais sa conception du scepticisme est si large et si floue qu’on peut se demander si l’on a vraiment affaire à des « savoirs sceptiques ».
Depuis quelque temps, les historiens ont cherché à relativiser l’image répandue d’une globalisation triomphante au temps des conquêtes coloniales et des Lumières. Ils ont décelé les traces de réticence au colonialisme et à l’image d’un monde unifié par l’Europe, comme dans un passage célèbre des Voyages de Gulliver, où le héros décrit la conquête par les Européens d’un pays lointain, le massacre de ses habitants et l’établissement d’une colonie au nom de la couronne, et ajoute ironiquement : « Évidemment, cela n’arriverait jamais de la part de la Couronne Britannique ». Antoine Lilti, dans son livre sur les ambivalences des Lumières, en conclut un peu vite que Swift était un anticolonialiste avant la lettre, un relativiste critiquant l’universalisme des Lumières [1]. Cette lecture est biaisée parce qu’elle omet d’analyser les positions rationalistes et universalistes que Swift adopte dans ses autres écrits et qu’elle omet également de dire que sa défense fameuse de l’Irlande contre le régime colonial de la couronne britannique, qui fit de lui un patriote hibernien, était très mitigée car menée au nom de l’anglicanisme et sans grand respect pour le peuple irlandais lui-même, que le Doyen décrit souvent comme des sortes de Yahoos.
Stéphane Van Damme cherche lui aussi à réviser l’image d’une mondialisation triomphante et coloniale. Selon lui, il a existé, de la fin du seizième au dix-huitième siècle un ensemble de penseurs sceptiques, libertins, matérialistes, qui ont voyagé, cartographié le monde, en opposant au mondialisme universaliste, des jésuites notamment, un ensemble de savoirs « sceptiques », consistant en une « géographie libertine », des « atlas et cartes curieux ». Ces « savants sceptiques », qui ont nom entre autres Pierre Bernier, de Lahontan, Sorbière, Charlevoix, Tournefort, Anquetil-Dupeyron, sont des voyageurs, des cartographes, des astronomes, des érudits, des collectionneurs, des bibliothécaires. Ils ont lu Sextus Empiricus, Montaigne, La Mothe Le Vayer, Gassendi. Ils émettent des doutes sur les récits et les témoignages des voyageurs et sur les légendes des pays rencontrés, et surtout, selon Van Damme, ils questionnent les ambitions universalistes des jésuites et les entreprises coloniales de la monarchie française. La première partie du livre montre comment une « géographie sceptique » se met en place, notamment avec François de La Mothe Le Vayer, précepteur de Louis XIV, dans une Géographie du Prince , puis examine les manières dont les « libertins érudits », notamment Bernier voyageant aux Indes, interprètent leurs observations de manière à critiquer l’absolutisme royal français.
Dans le chapitre suivant, l’auteur montre comment les voyageurs du doute élaborent une « suspension du jugement cartographique » et une « mappemonde sceptique » en critiquant le savoir des cartes. Un autre chapitre décrit les doutes des voyageurs sur les témoignages, notamment jésuites, rapportés dans les récits sur les Indes. La seconde partie traite des conceptions de la nature que les libertins, souvent matérialistes, opposent à l’aristotélisme des jésuites, et leur prête un « pyrrhonisme physique » du fait de leur critique des savoirs de la nature, comme l’histoire naturelle, la physique et la médecine. La dernière partie montre comment cette « culture sceptique » met en question le projet d’une bibliothèque universelle et les images de l’Orient véhiculées par les jésuites, jusqu’à même s’attaquer aux représentations sexuelles « en sadisant la pornographie savante », notamment par leurs descriptions minutieuses du lingam, que les voyageurs interprètent comme preuve de l’universalité du culte phallique, mais que Stéphane Vandamme préfère appeler « global ».
Van Damme déploie une érudition impressionnante en retraçant les voyages, les collectes d’informations, les révisions du savoir géographique et livresque de ces auteurs. Mais il ne convainc pas quand il parle d’une « épistémologie sceptique » qui aurait promu une critique des savoirs universalisants et anticipé une forme d’altermondialisme. Il voit dans le fait que le scepticisme pyrrhonien aurait trouvé son origine en Inde le signe d’une orientalisation de la philosophie, par une imitation de l’impassibilité des ascètes indiens. Le sceptique, note-t-il en citant Kant, est un nomade, un voyageur. La caractérisation du scepticisme sur laquelle s’appuie Van Damme est assez sommaire : comme l’a montré Richard Popkin, ce n’est plus, à partir de la Renaissance, une doctrine philosophique ni un corps de tropes et de raisonnements comme le trilemme d’Agrippa, comme ceux qu’on trouve chez Sextus Empiricus, ni même un ensemble d’arguments comme celui du rêve, que Descartes transposera. Les voyageurs dont parle Van Damme ne peuvent pas être casaniers comme Descartes dans son poêle, qui, quand il traverse un épisode sceptique, est plutôt immobile, et vise la certitude au coin du feu. On imagine mal le sceptique pyrrhonien voyageant car, s’il doute de tout et suspend constamment son jugement, il ne pourra pas naviguer ou traverser une rivière.La notion même de « savoir sceptique » est contradictoire, puisque par définition si on sait quelque chose ce quelque chose est vrai, et non pas seulement probable ou douteux. Le savoir en question est plutôt un ensemble de pratiques et d’attitudes, qui consistent à mener des enquêtes, à être curieux, à prendre des postures critiques.
Mais ce « scepticisme » est tout autant celui des érudits qui ouvrent des cabinets de curiosités et celui des savants qui, comme Mersenne ou Pascal, font des expériences. On ne voit pas en quoi ces derniers seraient les tenants d’une épistémologie sceptique. Celle-ci, dans le livre de Van Damme, est si vague qu’elle inclut même la pensée d’auteurs matérialistes comme Gassendi, ou d’empiristes comme Fontenelle, et qu’elle confond le scepticisme académique, qui se contente du vraisemblable, avec le pyrrhonisme qui pratique la suspension du jugement. De même, on sait que le terme de « libertin » au dix-septième siècle désigne des types si variés que la notion n’a guère de sens, sinon un sens négatif pour désigner toute forme de dissidence religieuse. Quand on voit combien est large et attrape-tout la catégorie de « sceptique » dans ce livre, on est tenté de donner raison à Frédéric Brahami qui est cité ici : « Le scepticisme n’existe pas » (Le travail du scepticisme, PUF, 2001). Les jésuites aussi, tout dogmatiques et universalistes qu’ils pouvaient être, étaient eux aussi curieux, questionneurs, prompts à enquêter, critiques, voyageurs. Ils étaient sans doute universalistes, souvent au service des colonisateurs, mais leur universalisme est-il celui que dénoncent les « universalistes pluriels » d’aujourd’hui (qui sont en fait des relativistes)? Dire que ceux qui mirent en doute leurs entreprises et se tournèrent avec un œil curieux et une distance critique vers l’Orient ou les Amériques étaient des précurseurs de l’« altermondialisme » me semble plaquer une étiquette contemporaine sur ce passé.
Stéphane Vandamme appartient à cette école qui assimile les doctrines et concepts philosophiques à un certain type de pratiques et d’usages, et qui veut voir systématiquement dans les conditions matérielles du savoir non seulement la source mais aussi le contenu même des œuvres d’idées [2]. Le matériau est riche et original, mais la philosophie sceptique des voyageurs se réduit à une atmosphère.
[1] Antoine Lilti, L’héritage des Lumières, EHESS/Gallimard/Seuil, 2019 p. 52.
[2] Mon objection ici est identique à celle que formulait récemment Maurice Mourier à propos d’un livre de James Poskett.