Il y a cinq ans, Georges Forestier publiait Molière, un « récit biographique vraisemblable », loin du « roman habituel » qu’on enseignait encore à l’école. Cette biographie magistrale ne s’abaissait pas à discuter avec les complotistes qui reconnaissent seulement à l’auteur favori des Français quelques farces grossières, attribuant la paternité des comédies les plus subtiles au distingué Corneille. Apparemment, ni son étude des sources de l’œuvre ni les informations du site internet créé pour lutter contre les algorithmes de Google [1] n’ont suffi à endiguer leurs théories fumeuses. Molière, le mystère et le complot remonte à l’origine des rumeurs et entreprend avec la même rigueur de les démonter une à une.
Les auteurs de « Vies » des grands hommes qui avaient cours au XVIIIe siècle ne se souciaient guère d’enquêter, de vérifier les sources, de fouiller les archives, explique Forestier, leur but était moins d’établir la vérité des faits que de faire l’éloge d’un personnage dans un beau portrait. Cela dit, les lecteurs ne prenaient pas forcément « tout pour argent comptant ». Les connaisseurs au moins devaient y discerner la part d’hagiographie propre au genre depuis les vies de saints et autres légendes dorées médiévales. D’ailleurs, Boileau ne s’y trompe pas : la première biographie de Molière est un tissu d’erreurs, il le signale d’entrée, mais personne ne semble l’entendre, et l’affabulation commence. La légende de Molière malade, mari jaloux d’une jeune volage, s’impose dans la mémoire patrimoniale.
Une nouvelle étape est franchie quand le « biographisme » attache un intérêt croissant au parcours de vie d’un auteur et à ses traces écrites. L’âge romantique voit en Alceste un portrait autobiographique. Outre-Manche, la dissection de l’existence de Shakespeare soulève les premiers soupçons. Comment ce petit provincial, cet acteur inculte, aurait-il pu créer une œuvre d’une telle envergure ? Pour Abel Lefranc, professeur au Collège de France, le véritable auteur de Hamlet ne peut être que William Stanley, comte de Derby. Bientôt, l’écrivain Pierre Louÿs s’inspire de cette hypothèse pour en proposer une seconde, « Dom Juan, Tartuffe, Le Misanthrope sont des pièces de Corneille que Molière n’a fait que signer ». Autres similitudes troublantes, souligne Louÿs, Shakespeare et Molière n’ont laissé aucun manuscrit de leurs pièces, aucun document susceptible d’éclairer les mystères de leur existence hormis quelques signatures. Tous deux d’origine modeste, ils n’avaient ni l’éducation ni la riche bibliothèque ni les hautes relations indispensables à une telle création. Peu importe si de leur vivant personne n’a émis le moindre doute sur la paternité de leur œuvre. Pierre Louÿs juge que « la biographie de Molière est la seule vie de grand homme entièrement inexplicable ». Nombre d’écrivains depuis ont tenté de combattre ces rumeurs, d’autres de les enrichir. François Regnault, dans Une mémoire – « et si c’était X qui avait écrit les œuvres de Y, une équation constante à deux variables » –, imaginait avec humour une source d’échanges inédite : Corneille enfant aurait rencontré Shakespeare un an avant sa mort, et traduit ses œuvres en se les attribuant.
Alors quoi de neuf ? Forestier reprend la liste des inventions de Grimarest, le premier biographe, ses ragots et anecdotes de sources douteuses comme le témoignage, quarante ans après les faits, du comédien Michel Baron, qui s’est érigé en fils spirituel de Molière malgré la brièveté de son passage dans la troupe. Les anomalies, les supposés mystères, sont méthodiquement expliqués, les fausses allégations réfutées. Sur l’inculture de Molière, par exemple : il a au moins fait des études secondaires, assez solides pour lui permettre de traduire de longs passages du De natura rerum de Lucrèce. L’inventaire après décès établi par des notaires détaille dans sa bibliothèque des œuvres d’une douzaine d’auteurs grecs et latins, de Montaigne, Guez de Balzac, des recueils de comédies françaises, italiennes, espagnoles, des ouvrages d’histoire, de philosophie, soit environ 300 volumes. Celle de Scarron en comptait 350. Celle de Racine, 1 700, mais seulement 319 titres. Grimarest avoue ignorer l’origine de l’appellation « sieur de Molière », or l’usage d’un pseudonyme est courant chez les acteurs, qui allongent leur nom de scène de fiefs imaginaires, « tous champêtres ». Quantité de lieux-dits et villages se nomment Meulière ou Molière, là où se trouvent des carrières de pierres à meule. Et non, Molière n’a pas joué Corneille jusqu’à sa mort, il n’interprète plus que ses propres textes à partir de 1662, et la troupe engage deux comédiens pour tenir les rôles tragiques.
Molière, comédien prête-nom ? Il percevait une part d’acteur et deux d’auteur, preuve pour Louÿs que l’une des deux était la rémunération occulte de Corneille. Faux. Quand le temps manque à Molière pour achever la versification de Psyché dans les délais consentis par le roi, Corneille est sollicité, mais sa collaboration n’est pas secrète comme le prétend Louÿs : elle lui est nommément rétribuée, et signalée dans l’avis du texte imprimé. Molière commence à toucher une part double en sus de sa part d’acteur en 1661. Le versement de deux parts d’auteur devient ensuite la règle, exemple, Racine pour La Thébaïde en 1664.
Quelle est l’origine du mythe ? Vu le nombre d’écrits contemporains, admiratifs ou non, concernant Molière, l’ampleur du paradoxe incite Forestier à explorer les liens de l’hyper-criticisme avec la rhétorique et les théories du complot. En sept pages denses, il parcourt l’histoire du théâtre depuis les travaux du philologue Lorenzo Valla qui lancent la chasse aux faux documents jusqu’à l’apparition des outils modernes – démarche louable en soi, que les ingérences du sentiment esthétique, de l’idéologie, peuvent biaiser. C’est à force de biais cognitifs que les « chercheurs indépendants », disciples de Louÿs, se sont enfoncés dans le négationnisme. Ainsi, selon l’un d’eux, Dominique Labbé, docteur en sciences politiques, quatre-vingt-dix pour cent des comédies de cette époque auraient été signées par des prête-noms qui en faisaient la présentation officielle auprès des théâtres. Or, les protocoles de soumission d’une pièce le montrent clairement, c’est bien l’auteur qui en faisait la lecture devant la troupe rassemblée. Un comédien a pu à l’occasion lui servir de conseiller, jamais la présenter à sa place, sauf cas exceptionnel où il aurait voulu conserver l’anonymat. Au pire, c’est par une confusion de l’éditeur qu’un comédien se voit parfois attribuer le texte imprimé.
Pierre Louÿs se réclame comme tous les complotistes d’une intime conviction. Son mépris pour Molière est tel, note Forestier, que tout vers où il entend la marque du génie est forcément de Corneille, qui a prouvé l’authenticité de son art en transposant dans Polyeucte le drame de sa propre vie, l’affaire des possédées de Louviers. Conclusion : Alceste ne peut être qu’un Corneille concentré sur son moi. Mais alors comment comprendre les deux moi de l’Amphitryon ? Comment croire que ce grand narcissique a écrit L’École des femmes, où l’on se moque si ouvertement de lui et de son frère ? Comment Corneille, qui dit ne pouvoir écrire plus d’une pièce par an, aurait-il pu mener de front quatre ou cinq pièces signées Molière en même temps que Tite et Bérénice ? Thomas Corneille, qu’Armande Béjart charge de versifier Le Festin de pierre (Dom Juan) après le décès de son époux, confirme explicitement que la pièce est bien l’œuvre de Molière mais Louÿs n’en a cure. Entraîné par son obsession, qu’il prend pour de la sensibilité poétique, il convertit ses intuitions en certitude.
Forestier juge Louÿs coupable de « trois insuffisances d’ordre intellectuel » : il ignore les présupposés esthétiques du XVIIe siècle, manque de distance critique, se montre incapable de sortir de l’ornière qu’il a creusée. Le poète en lui, ayant appris à versifier chez Hugo, n’a d’autre grille de lecture que romantique, ignore la prosodie classique dont Molière et Corneille suivent l’un comme l’autre les règles, déplace les césures régulières pour confirmer sa marotte. Il repère un « tic d’écriture » de Corneille dans des pièces signées Molière, preuve s’il en fut qu’elles ne sont pas de lui, mais ne s’avise pas que ce tic apparaît dans nombre d’œuvres contemporaines, que ses disciples pas plus que lui ne prennent la peine d’examiner. Labbé a fondé ses enquêtes en paternité de textes en prose du XXe siècle sur des statistiques lexicales. Son algorithme, appliqué aux seules œuvres de Corneille et de Molière, sans corpus témoin, relève entre elles des ressemblances, et, faute de compétence en littérature, il juge que « toutes les grandes comédies en vers du XVIIe siècle sont saturées par ce haut lexique » qui préfère « hymen » à « mariage ». Le Misanthrope, où l’on parle quatre fois d’hymen et jamais de mariage, est donc l’œuvre de Corneille. Des études ultérieures de lexicométrie portant sur cinq auteurs ont pulvérisé les résultats de Labbé, et confirmé que chacun des cinq avait bien écrit les pièces parues sous son nom. Quant à leur dramaturgie respective, seules La Place royale et Le Misanthrope faisaient exception au dénouement nuptial, mais Forestier démontre que cet élément commun en apparence révèle au contraire des divergences absolues. Molière crée un univers fictionnel neuf, une image distanciée et comique du monde contemporain, et ce faisant il bouscule le modèle en vigueur. Le « héros » n’est plus le jeune amoureux mais le personnage-obstacle, dont l’omniprésence rejette les jeunes au second plan. Selon Saint-Évremond, admirateur de Corneille, « il fallait faire entrer les caractères dans les sujets, et non pas former la constitution des sujets d’après celle des caractères », autrement dit suivre le principe aristotélicien qui prône la primauté de l’intrigue, à rebours de la vie réelle. Le Misanthrope, où les caractères sont premiers, opère une véritable rupture du modèle génétique, à l’opposé du mode de composition cornélien.
Pierre Loÿs a sûrement beaucoup lu et annoté les textes en question comme l’affirme son biographe Jean-Paul Goujon, mais sûrement pas autant ni d’aussi près que Georges Forestier. Aux pseudo-recherches de cet amateur, le spécialiste riposte par une érudition à toute épreuve, une connaissance approfondie des œuvres majeures ou mineures des contemporains ainsi que de leur correspondance, leurs éditeurs, imprimeurs, des rues où officiaient les uns et les autres, de l’emplacement exact de leurs lieux d’habitation. Il a déjà invalidé les inventions sur la jalousie et le mariage malheureux de Molière, sur la longue maladie qui expliquerait la hargne du patient contre les médecins incapables de le guérir, sa mort sur scène. Comment Molière aurait-il pu concevoir un faux malade que tout son entourage juge en parfaite santé si de réelles quintes de toux risquaient de détruire l’effet comique recherché ? En prenant les médecins pour cible après Tartuffe, il poursuit une équivalence soulignée par la tradition sceptique entre médecine et religion : « Comment ? vous êtes aussi impie en médecine ? », demandait Sganarelle à Dom Juan.
Non content de savoir à peu près tout ce qui se rattache à Molière, Forestier montre une connaissance approfondie des œuvres de son premier déconstructeur. Au fond, Pierre Louÿs peut se féliciter d’avoir écrit tant de sornettes sur Corneille, car personne d’autre aujourd’hui ne consacrerait autant de temps à ses écrits ou à son style ni ne ferait autant de place à ses inepties. Combien de complotistes liront cette mise au point jusqu’au bout ? Se laisseront-ils convaincre ? L’expérience montre que non, l’argument circulaire du complot est imparable, Forestier en est bien conscient. Que des milliers d’ingénieurs de toutes nationalités aient participé à l’alunissage d’Apollo n’a pas empêché les fables délirantes d’une mise en scène filmée en secret dans le désert. S’il s’est lancé dans un tel ouvrage, c’est pour répondre à « une nécessité déontologique » qui est la mission du chercheur, non pas seulement créer du savoir mais le transmettre et offrir les moyens de l’enrichir ou de le transformer. Quant aux lecteurs de bonne foi qui auraient encore des doutes après sa remarquable démonstration, ils peuvent consulter sur le site « Molière, auteur des œuvres de Molière [2] » les 125 réponses aux 125 anomalies signalées par un disciple de Louÿs, autant d’éléments constitués en une série troublante de soupçons, séparément explicables à condition de ne pas rejeter tous les faits historiquement attestés.
[1] http://moliere-corneille.huma-num.fr
[2] http://moliere-corneille.huma-num.fr/recapitulation-comment-on-invente-des-anomalies-dans-les-vies-et-les-relations-de-moliere-et-de-corneille/