L’amour façon puzzle

L’autofiction appliquée à une vie de littérature, est-ce encore de l’autofiction ? Pour raconter un amour contemporain, le nouveau roman de Chloé Delaume conjugue voix narrative, poétique, d’essayiste, et se fie à la seule magie du Verbe. En résulte un objet total, dont les multiples facettes font miroiter tantôt le réel, tantôt la fiction.

Chloé Delaume | Pauvre folle. Seuil, 240 p., 19,50 €
Portrait de Chloé Delaume
Chloé Delaume (2020) © Jean-Luc Bertini

Pauvre folle est une simple traversée en train, de Paris jusqu’à Heidelberg, doublée d’une introspection complexe. Arrivée à destination, Clothilde Mélisse, écrivaine de son état et alter ego de Chloé Delaume, peut procéder à une cérémonie solennelle : l’enterrement de son histoire sentimentale avec Guillaume Richter, un homme gay et en couple. Dix ans plus tôt, ils se rencontraient à la Villa Médicis. Lui l’appelle la Reine, elle le nomme le Monstre, ils entament une correspondance de haute volée qui les éblouit, ils deviennent « elleetlui ». Pour Guillaume, leur amour n’existe qu’à l’écrit ; Clothilde, elle, exige le corps du Monstre. Au triangle amoureux racinien s’est substituée la lutte entre une femme et un homme pour un autre homme. 

Pauvre folle, comme Le cœur synthétique, fait le portrait d’une femme aux abords de la cinquantaine, pour qui MeToo est une révolution. Les termes ont changé : Clothilde se disait « antiphallocrate », elle doit passer à « misandre », l’histoire de sa mère est un « féminicide » et non plus seulement un « uxoricide ». Chloé Delaume dissèque, examine les mots avec amour et pédagogie, s’en remet au dictionnaire qui gagne du terrain sur le réel (« féminicide » fait son apparition en 2015). Ce faisant, elle mythologise le contemporain. Les conditions politiques ne sont plus les mêmes mais l’impasse demeure : à travers cette histoire d’amour, Clothilde est-elle une femme qui se fait manipuler par un homme ? Ou au contraire une femme qui agirait comme un homme, imposant son désir ? Et comment expliquer sa quête d’amour auprès d’un homme, elle qui y avait renoncé ouvertement, et même dans certains de ses livres ? 

Pour venir à bout de son énigme intime-et-politique, Clothilde Mélisse procède à une « autopsie » de sa conscience. Installée à son siège, elle sort l’un après l’autre des souvenirs de son crâne et les pose sur la tablette du train. Dans une description saisissante, qui évoque les paroles gelées de Rabelais, les souvenirs apparaissent sous la forme de pierres précieuses, métaux de taille, substance et consistance bien différentes, mais aussi une escalope, qu’elle consulte l’un après l’autre. L’examen de chacun de ces instants objectivés donne lieu à un chapitre. À la lectrice de repérer dans le récit de son histoire avec Guillaume la résurgence de signes traumatiques. À commencer par les deux événements fondateurs que Chloé Delaume évoque depuis ses premiers livres, il y a plus de vingt ans : le choc esthétique transmis par la mère ; le choc du féminicide commis par son père sur sa mère, alors qu’elle avait dix ans. Tandis que Clothilde avance dans sa biographie, les babioles s’assemblent en un inquiétant puzzle qui évolue à chaque ajout, les souvenirs réagissant violemment entre eux. 

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En vue de renverser les récits dominants, la fiction se conçoit ici comme un faisceau de tâtonnements vers une forme nouvelle, tant sociale que littéraire.

Depuis Les mouflettes d’Atropos, son premier livre (Farrago, 2000), la « dissonance cognitive » est au centre de son écriture. Chloé Delaume fait de l’éclatement de sa psyché résultant du féminicide maternel un moteur de création, et un prisme. Quand reprend sa correspondance avec Guillaume, Clothilde convoque la troupe des personnages qui vit en elle et mène conciliabule avec ses différents « moi ». Mais Pauvre folle change la donne : tandis que son personnage ramasse les morceaux de sa psyché, l’écrivaine rassemble ce qui était séparé dans des livres étanches – les prouesses formelles et expérimentales du Cri du sablier (Farrago/Léo Scheer, 2001), la narration fluide du Cœur synthétique – et se recompose depuis la littérature. 

Car, ici encore plus qu’ailleurs, Chloé Delaume parle depuis la littérature. Son écriture hyperréaliste, au plus près d’aujourd’hui, passe par des tournures parfois anciennes, des rimes internes, des inversions qui l’emportent sur le quotidien pour rejoindre le temps nébuleux de l’écrit : « l’émail du réel s’était fissuré, la poésie la bataille avait remportée ». Ses phrases se succèdent en un spectacle brillant, dont l’inventivité est une exaltante prise de pouvoir sur le réel. À l’intérieur d’une composition maîtrisée, Chloé Delaume parade avec la liberté infinie dont elle dispose dans ce pays qui est le sien, s’autorisant à sauter parfois des mots, à en inventer d’autres, à aller plus vite que la phrase. L’échange épistolaire de Clothilde et Guillaume donne accès à ce lieu, « dans Word », plus désirable que le réel : « Ce qu’elle souhaitait, c’était la clairière, retourner sur le banc, fouiller dans les fougères, que les mots provoquent l’embrasement. » 

Portrait de femme par Elisabeth Tomalin pour Pauvre femme de Chloé Delaume
Guadalquivir © Jean-Luc Bertini

Autofictionnel, le livre l’est assurément. Pourtant, le « je » est évacué, et l’on entre par la porte dérobée d’un « elle » romanesque. En cela, Pauvre folle se situe à l’opposé d’un livre paru simultanément, Triste tigre de Neige Sinno, qui tient à distance la littérature. Au contraire, Chloé Delaume (qui, comme Anna Kavan, est déjà en soi un nom de fiction) fusionne avec la littérature et son absence de limites. Une mère tuée y est ressuscitée, un homme absent dans les faits semble présent. D’un livre à l’autre, Chloé Delaume produit un même torrent logorrhéique, qui ne vise pas tant à faire entrer le réel dans la fiction qu’à transfigurer le réel par la fiction : « la poésie avait fait plier le réel ».  

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D’un livre à l’autre, Chloé Delaume produit un même torrent logorrhéique, qui ne vise pas tant à faire entrer le réel dans la fiction qu’à transfigurer le réel par la fiction.

Rien ne semble joué d’avance dans Pauvre folle, à l’image de l’imprévisible destin du puzzle autobiographique : « La lumière s’y reflète, les couleurs se densifient, mais aucune forme connue, ni aucun mot ni signe n’apparaissent en surface. » En vue de renverser les récits dominants, la fiction se conçoit ici comme un faisceau de tâtonnements vers une forme nouvelle, tant sociale que littéraire. Puisque la fin du monde ne prend pas « la forme prévue », les possibles sont infinis : lorsque l’amour hétérosexuel échoue pour Clothilde, un collectif de femmes vient tout de suite le remplacer, augurant un autre modèle social.

Pauvre folle se construit comme un labyrinthe, avec des trappes où l’on tombe d’un niveau à l’autre jusqu’à un espace intermédiaire, un delta aux embouchures de la fiction et du réel, de l’inconscient et du quotidien. Les lignes de démarcation sautent joyeusement car elles n’ont plus grand sens à une époque où le réel prend une tournure irréelle : « les flocons sont grisâtres comme les cendres estivales qui saupoudrent les piscines pendant que les gens y nagent, entourés d’incendies. » Chloé Delaume évoque ces tragédies avec un humour explosif, féroce, où l’on croit entendre le rire démiurgique de la narratrice à chaque page – une joie subversive qui, le temps de la lecture, paraît salvatrice.