Triste tigre de Neige Sinno laisse entendre dès son titre une répétition, celle du Tres Tristes Tigres hispanophone (équivalent des « chaussettes de l’archiduchesse »), où l’on retrouve Guillermo Cabrera Infante, un poème de William Blake ou encore le Tiger, Tiger de Margaux Fragoso. Un titre, donc, qui en contient d’autres et n’est pas tout à fait facile à dire, pour un livre difficile à lire. De son expérience de victime d’inceste, demeurée longtemps indicible mais enfin écrite, Neige Sinno tire un livre hanté par les gouffres et dont la complexité procure une expérience de lecture impressionnante.
Neige Sinno a quotidiennement subi un inceste de la part de son beau-père durant son enfance jusqu’à son adolescence. Triste tigre raconte le silence, la parole enfin libérée un jour, et la déflagration produite sur la famille par cette révélation. La trame des événements laisse place à quelques tentatives d’ébauches de portrait de l’incesteur. Mais très vite le texte exprime et assume son échec du « Portrait [du] violeur » : « C’est impossible, parce que c’est lui ». Le portrait de l’enfant que l’autrice a été lui aussi échoue, toujours hanté par l’inceste et par le désir âpre de comprendre le regard déplacé des hommes plus âgés sur son corps, jusqu’à la déposséder de son intimité. Le fragment intitulé « Portrait de la nymphette » se détourne très vite de la description habituelle pour affronter, non sans déranger, le thème de l’innocence et du désir : « Est-ce que je les provoquais ? » La question, courageusement ouverte, s’effondre aussitôt, nous interpellant sans nous donner de réponse claire et nous laissant réfléchir longtemps sur la complexité de la place de la victime.
Évoquant, un peu à la manière d’Annie Ernaux, quelques photos de famille et l’évolution de son corps d’enfant et d’adolescente au fil de ces années où elle était victime d’agressions sexuelles, le texte bifurque subrepticement : « Quelques heures après ces photos, ou avant, il m’a entrainée dans une pièce à l’écart et je lui ai fait une fellation. Je n’ai pas eu à me baisser, juste lui debout et moi devant lui puisque je lui arrive à peine à la taille. » Les sévices commis par l’agresseur sont décrits en peu de mots, par touches, souvent d’une traite et avec acuité, laissant très vite place aux gouffres de douleur qu’ils ont provoqués.
La composition de ce texte morcelé en divers fragments rassemblés en deux chapitres, « Portraits », auxquels répondent, dans une ombre inquiétante, les « Fantômes », ne laisse pourtant pas apparaître de structure évidente, ni d’écriture entièrement stable si bien que souvent, avec son autrice, on s’y égare. C’est que l’inceste retourne et piège tout, y compris l’écriture : « Mais la victime existe en tant que véhicule qui portera, toute son existence, la trace du viol. Abîmés pour la vie. Abîmés, abîmées, cernés par des abîmes. Damaged for life. Ce livre lui donne encore raison. » Pourtant, à travers les abîmes, les morceaux tiennent ensemble et ouvrent des questions à la fois anciennes et nécessaires, en laissant la possibilité d’y répondre en se trompant et en se repentant jusqu’à « faire tourner en bourrique » ce cauchemar.
Parmi les nombreuses questions qui s’ouvrent dans Triste tigre, sans que l’on puisse y trouver là non plus de réponse claire, celle de la dimension cathartique de la littérature est essentielle. Neige Sinno cite abondamment des auteurs ou autrices elles aussi victimes, parmi lesquelles Toni Morrison, Virginia Woolf ou Christine Angot, notamment, si bien que l’on a parfois l’impression de perdre la voix de l’autrice à travers celle des autres. Pourtant, elle exprime aussi combien elle a pu s’identifier et s’évader dans les œuvres de fiction lues avec avidité : « Comme Lolita, j’étais piégée. Moi non plus, je n’avais nulle part où aller. » Mais Neige Sinno l’affirme sans ambages et nous décontenance : « La littérature ne m’a pas sauvée. » Les tentatives de s’éloigner de la littérature pour atteindre la sincérité nécessaire en épousant la forme de l’enquête ou du témoignage sont, elles aussi, rapidement esquissées pour être mieux abandonnées. Les coupures de presse insérées dans le livre, la copie de la plainte déposée auprès du procureur de la République, flottent sans trouver tout à fait leur ancrage, car d’ancrage il n’y a plus.
Un espace inchoatif et discordant, où les genres et les formes se déforment sans cesse, se frottant les unes aux autres jusqu’à la friction, voire la contradiction, prend corps. Neige Sinno trouve ainsi la distance qu’elle appelle de ses vœux et qui est habituellement celle que trouvent plutôt les témoins : « J’aimerais tellement prendre cette distance, pour des raisons évidentes, mais ce n’est pas la position sur l’échiquier qui m’a été attribuée. »
C’est donc paradoxalement à travers cet ensemble de biais qu’un flux de pensées et de paroles disparates, déstabilisant, voire « bizarre », se dessine : « Tout ce qui a trait au viol se passe dans une dimension à part, une dimension bizarre, qui est physiquement la même que celle où se déroule le reste de la vie, qui s’y superpose comme un double d’une insupportable clarté. » Entre les répétitions, l’expression des sacs et des ressacs de sa parole qui se donne pour mieux se retirer (« C’est vers ce silence que je dois tendre »), Neige Sinno restitue ce « bizarre », cet « horrible en-dedans en-dehors » selon l’expression d’Henri Michaux que l’on aurait sans doute pu voir cité dans Triste tigre tant certaines formulations font écho à celles du poète.
On perçoit là toute l’ambivalence de ce livre qui tire de sa part insaisissable un ensemble de réflexions frappantes de netteté, à l’image de celles sur le concept de résilience, ou sur le consentement de l’enfant : « C’est toujours grand ouvert chez un enfant. Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. » La critique assez radicale du système pénal et de la prison, à contre-courant des réponses actuelles essentiellement tournées vers la répression judiciaire, est également salvatrice et courageuse, de même que le rappel par l’autrice de la domination écrasante dans la société française des années 1970 à 1990 d’idées favorables aux pratiques pédophiles. Mais là encore, Neige Sinno affronte la contradiction et le débat.
Lorsqu’elle ouvre son récit par une évocation de la fascination exercée sur les consciences par la figure du « bourreau », et qu’elle affirme : « [l]es victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place », on s’interroge : est-ce si facile ? Les concepts mêmes de « culture du viol » ou de « culture de l’inceste », aujourd’hui largement admis, ne sont-ils pas la preuve d’une position de victime éminemment difficile et minoritaire ? Triste tigre, dans ses errements, ses fêlures, donne à penser. A-t-on déjà lu, portée à ce point de conscience littéraire, la difficulté voire l’impossibilité de se mettre, en écrivant, en tant que victime à la place d’une victime ? À sa propre place, par-delà les assignations ?
Lorsque l’autrice écrit : « C’est un choix rare en littérature. Alors que les romans écrits du point de vue de la victime abondent, ceux qui se situent dans la tête du bourreau sont peu nombreux, surtout dans la veine réaliste », on se questionne et l’on se réjouit, lectrice, lecteur, de pouvoir débattre. Si de plus en plus de textes donnent voix – et c’est heureux – à l’expérience des victimes, les textes d’Henry de Montherlant, André Gide, Gabriel Matzneff ou Tony Duvert, notamment, ont longtemps dominé dans le champ de la littérature touchant à la question du viol des enfants. Ces derniers se sont situés à la place du « bourreau », selon l’expression de l’autrice, niant pour certains le statut même de victime. Plus récemment, plusieurs romans réalistes écrits du point de vue de l’incesteur, parmi lesquels deux romans traduits du néerlandais, La tanche d’Inge Schilperoord et Mon bel animal de Marieke Lucas Rijneveld, très bien accueilli par la critique, témoignent de cette fascination pour la figure du pédocriminel [1].
À la fin du livre, Neige Sinno récuse la dimension assertive de certaines de ses phrases : « Je ne devrais pas faire de généralités, il y a tellement de chances de se tromper. » Les généralités contribuent elles aussi à la fragilité persistante et insistante de Triste tigre car, comme un peintre retouche son tableau, gomme ses traits tout en les laissant apparaître en filigrane, Neige Sinno les discute et nous y invite aussi, dans un geste tout à la fois tranché et ouvert : « Mes propos seront interprétés, déformés, délirés. Ils se combineront avec d’autres idées. C’est la seule façon qu’a la pensée de se reproduire vraiment, pas par rhizome ni racine mais par une pollinisation aléatoire. » Cette combinaison nous offre ainsi une expérience de lecture rare et difficile car elle nous confronte, avec son autrice, à l’exploration d’une littérature qui, acceptant l’absence de solution comme moteur et fin de sa propre nécessité, se refuse à son propre pouvoir : « Qu’est-ce qui est souhaitable alors ? Rien, c’est justement ça le problème. Je n’ai pas trouvé de solution pour parler de ça. »
[1] La tanche d’Inge Schilperoord, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Belfond, 2017 ; Mon bel animal de Marieke Lucas Rijneveld, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Buchet-Chastel, 2023.