«Small is beautiful»

Observateur attentif du fonctionnement de l’Union européenne, Wolfgang Streeck a suivi son évolution vers un modèle où les décisions importantes sont prises par des comités d’experts, soucieux, non de leurs effets sur les sociétés européennes, mais de leur conformité à une théorie économique dépassée. Il replace cette évolution dans un cadre général, où l’instauration d’un marché mondialisé s’accompagne d’une dévalorisation du concept de démocratie, celle-ci se trouvant réduite à un système de valeurs permettant le libre fonctionnement du marché. Pour préserver une démocratie authentique, il ne voit qu’un ordre mondial fondé sur la coexistence d’États-nations de taille suffisamment petite pour qu’aucun ne puisse prétendre à l’hégémonie, et que chacun puisse donner une voix aux diverses sociétés qui coexistent en son sein.

Wolfgang Streeck | Entre globalisme et démocratie. L’économie politique à l’heure du néolibéralisme finissant. Trad. de l’allemand par Frédéric Joly. Gallimard, 525 p., 28 €

Un monde globalisé, où les différences locales sont gommées au profit de mécanismes centralisés, est-il compatible avec la démocratie ? La globalisation à laquelle Wolfgang Streeck fait référence est celle qui s’est étendue de 1989 à 2008, entre la chute du mur de Berlin et la crise financière dite des « subprimes ». Après l’effondrement de l’URSS, seule puissance rivale, les États-Unis ont tenté de mettre en place un nouvel ordre mondial, fondé sur leur prépondérance militaire, économique et financière. La Seconde Guerre mondiale avait accouché d’un ordre multilatéral, basé sur l’ONU et quelques grandes institutions internationales, comme la Banque mondiale ou le GATT. À partir des années 1990, les États-Unis ont cherché à démanteler cet ordre international au profit d’un « rule-based order », un ordre mondial fondé sur des règles et non des institutions, les règles en question étant fixées par les États-Unis et appréciées par leurs tribunaux, qui se sont arrogé un privilège d’exterritorialité sans précédent dans le droit international. Cette hégémonie a été établie par des interventions militaires, comme l’invasion de l’Irak sans l’accord de l’ONU, et par l’utilisation du dollar comme monnaie d’échange pour rançonner les entreprises et les gouvernements étrangers.

Le marché mondialisé est le volet économique de ce nouvel ordre mondial. Les échanges internationaux de marchandises, qui en 1990 représentaient 40 % du PIB mondial, c’est-à-dire de la valeur totale des marchandises produites dans le monde, en représentaient 60 % en 2008, une progression de 50 % en moins de vingt ans, sachant que le PIB avait lui-même augmenté entretemps. Pour exister et prospérer, le marché mondialisé impose ses règles, qui doivent être uniformes dans tous les pays pour que les échanges soient facilités, quitte à aller à l’encontre de règles adoptées localement pour gérer des biens communs ou faire fonctionner des services publics. Il doit surtout pouvoir compter sur l’appui des gouvernements pour faire respecter ses règles de fonctionnement, et pour que les intervenants étrangers ne soient pas inquiétés par la perspective de voir leurs profits indûment imposés, ou leurs investissements nationalisés. Le bon élève en la matière est l’UE, qui a réussi à faire prévaloir le droit européen sur le droit national, et qui s’en sert pour démanteler méthodiquement les services publics des États membres, comme la poste ou l’électricité, afin d’instaurer une « concurrence libre et non faussée ».

Streeck
Le Havre (Conteneurs) © CC BY-SA 2.0/Julien Chatelain/Flickr

Qu’en est-il, dans ces conditions, de la démocratie ? D’après Streeck, une des réussites de la globalisation est d’avoir changé la signification de ce mot. Il a eu longtemps une signification sociale, gouvernement par le peuple pour la seule raison qu’il est le peuple, par opposition à l’aristocratie, gouvernement par des élites auto-désignées en raison de leur naissance ou de leur compétence. Actuellement, aux États-Unis comme en Europe, la démocratie est conçue comme un système de valeurs, mises à l’abri dans une Constitution, loin des mauvaises intentions des électeurs, et le rôle du gouvernement est de faire de la pédagogie, afin que ces valeurs soient comprises de tous et que le marché puisse fonctionner sans entrave. La conséquence en est une trivialisation de la politique, confinée dans une sorte de moralisation identitaire, alors que le marché s’occupe des affaires sérieuses. Étendre la démocratie dans le monde signifie introduire ces valeurs dans les nations encore réfractaires, et y faire émerger une élite bourgeoise capable de les défendre et, au besoin, de les imposer.

La thèse de Streeck est que tout cet édifice politique, économique et idéologique est en train de s’effondrer. La globalisation marque le pas depuis la crise financière de 2008. Le commerce international en est toujours à 60 % du PIB aujourd’hui, et l’ère des grands accords de libre-échange semble révolue. En dépit du soutien illimité des gouvernements et des banques centrales, qui a littéralement explosé depuis 2008, on assiste à une baisse tendancielle du taux de croissance. Aux États-Unis comme en Europe, la pédagogie a cessé de faire son effet, et les partis politiques qui contestent la globalisation et prônent un repli sur l’État-nation progressent à chaque élection. Il s’agit donc de regarder au-delà et de se demander ce que l’avenir nous réserve.

Déjà Karl Polany et John Maynard Keynes, juste après la Seconde Guerre mondiale, s’étaient posé le problème du rapport entre l’économie et la politique en régime capitaliste. Leur position était que l’économie doit être au service de la politique, « enchâssée », suivant le mot qu’emploie Streeck (ou son traducteur). La position inverse, celle de Friedrich Hayek, leur contemporain, qui considérait que c’est la politique qui doit être au service du marché, et que la justice sociale n’est qu’une pernicieuse illusion, est celle qui a triomphé dans les universités américaines sous le nom de néolibéralisme, et qui constitue la justification idéologique de la globalisation. Selon elle, les règles du marché mondialisé se substitueront à la diversité des coutumes et des lois, les êtres humains seront enfin rassemblés autour de valeurs communes, et les États-nations péricliteront au profit d’une gouvernance globale, qui veillera à l’application des règles et au bon fonctionnement du marché mondialisé. On parle de gouvernance et non de gouvernement pour bien indiquer qu’il ne s’agit pas ici de politique, celle-ci n’ayant plus d’objet puisque le marché règle tous les problèmes, mais d’administration par des experts, instruits dans le sérail, et pouvant s’appuyer sur les tribunaux, ou, en dernier recours, sur la force légitime.

Streeck considère qu’il s’agit là d’une dangereuse utopie : la confiscation de la politique au profit d’une aristocratie d’experts et le déni de la dimension sociale de la vie humaine ne peuvent que conduire, et conduisent déjà, à des catastrophes globales d’une part, et à une perte de sens de la vie pour la majorité des non-experts d’autre part. L’essoufflement de la croissance et l’épuisement des matières premières témoignent du premier point (j’y ajouterais, pour ma part, le dérèglement climatique), la montée des inégalités et la désaffection de la jeunesse pour les perspectives qu’on leur offre, du second. Dans la lignée de Polany et de Keynes, Streeck ne voit d’issue que dans la reprise de contrôle de l’économique par le politique : il faut que le premier se mette au service du second et non l’inverse. Mais, d’après lui, cela ne peut avoir lieu que dans un cadre plus restreint et mieux enraciné que ne l’est un marché mondial porteur d’une idéologie occidentale. L’homo œconomicus, égoïste et calculateur, sorti sans père ni mère du cerveau de quelques professeurs, n’existe pas ; ce qui existe, ce sont des hommes concrets, insérés dans une famille et dans une société, et héritant avec elles de tout le poids d’une histoire. « Ma thèse est la suivante : un État national enchâssé dans un ordre garantissant une paix internationale, un État souverain dans ses relations avec l’extérieur et, lorsque nécessaire, capable de faire coexister en son sein des sociétés très diverses, est la seule et unique entité politique susceptible d’être démocratisée, et qui peut donc être contrainte de donner suite aux revendications de majorités non élitaires de sa population en réintégrant son économie politique dans une société qui formalise de telles revendications. » Mais pour qu’un ordre international fondé sur de tels États puisse fonctionner, il faut qu’ils ne soient pas trop gros, car « de petits États n’ont pas tendance, contrairement aux grands, à en agresser d’autres, qu’ils soient proches ou lointains », et seront donc plus enclins à soutenir un droit international qui respecte la souveraineté étatique. En interne également, une taille petite ou moyenne offre des avantages : que serait le Danemark aujourd’hui s’il avait été annexé par la Prusse en 1864 ?

À l’appui de sa thèse, Streeck invoque quelques travaux théoriques, comme ceux de Polany et de Keynes, déjà cités, mais aussi ceux de Herbert Simon sur la complexité et ceux de Dani Rodrik, dont un ouvrage de 2011 au titre évocateur, The Globalization Paradox: Why Global Markets, Sates and Democracy Can’t Coexist. Mais il raisonne surtout en historien : pendant longtemps il a dirigé l’Institut Max-Planck pour la recherche sur les sociétés à Cologne, et sa réflexion est nourrie de l’observation attentive du fonctionnement de l’Union européenne, depuis le tournant néolibéral consécutif à la chute de l’URSS. On relèvera notamment la déclaration du chancelier Schröder (socialiste) en 1997, qui marque bien l’état d’esprit des élites européennes : « Il n’y a pas de politique économique de droite et de politique économique de gauche, mais seulement une politique économique moderne et une politique économique non moderne ». 

Streeck
La chute du mur de Berlin conduit à l’intégration de la RDA dans la CEE en 1990 ©CC BY-SA 3.0/ Lear 21/ English Wikipedia

Après trente ans de politique économique moderne, nous avons la guerre à la porte de l’Europe. Est-ce une coïncidence ? Streeck pense que non, et que nous assistons à la naissance d’un nouvel ordre mondial, qui « du point de vue américain devrait dans l’idéal consister en deux grands blocs, […] le rattachement de la Russie au camp chinois étant considéré comme le prix à payer pour le rattachement de l’Europe de l’Ouest au camp américain ». Mais, dit-il, il n’en ira pas forcément ainsi, car de grands pays, comme l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Indonésie ou le Brésil, semblent bien décidés à suivre leur propre voie, et on pourrait alors assister à la formation d’un ordre polycentrique. Dans ces conditions, que deviendra l’Europe ? Le livre a été écrit avant le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine, mais Streeck a ajouté une postface. S’il voit bien qu’à l’heure actuelle l’Europe en est réduite à assurer l’intendance de l’OTAN, il pense néanmoins que les contraintes imposées par la guerre, chaude et froide, dorénavant ouverte, peuvent amener des changements favorables à une authentique démocratie. En effet, la fragmentation prévisible du marché mondialisé, et la fin de l’approvisionnement en gaz bon marché venant de Russie, devraient conduire l’Europe, et notamment l’Allemagne, à se dégager des conflits mondiaux et à se recentrer sur son marché intérieur. Le retour des nationalismes européens pourrait alors déboucher sur ce que Polany en 1945 appelait une « planification régionale : des projets menés en commun par des États voisins dans des secteurs soigneusement choisis, soutenus par une instance centrale venant aider plutôt que décréter ». Je pense, pour ma part, que le réchauffement climatique va rebattre les cartes beaucoup plus rapidement et profondément que Streeck et a fortiori les dirigeants occidentaux ne l’imaginent, mais acceptons-en l’augure.