Installés dans leurs fauteuils ou allongés sur leurs divans, analystes et analysants, à Paris, Berlin ou New York, ont habituellement une représentation ptoléméenne de l’histoire de la psychanalyse. À partir d’un astre central, « Vienne fin de siècle », celle-ci s’est étendue, par la Mitteleuropa et l’Angleterre, au monde occidental. Ailleurs, c’est le reste du monde, espaces plus ou moins connus, terres peut-être à coloniser.
Partant de ce constat, Livio Boni et Sophie Mendelsohn, déjà auteurs ensemble de La vie psychique du racisme (La Découverte, 2021), sont partis à la rencontre des praticiens de ces mondes souvent moins inconnus qu’ignorés. La psychanalyse existe de l’Inde à Madagascar, en passant par le monde arabe, l’Afrique et les Caraïbes, sans oublier l’Amérique latine, la black psychoanalysis américaine ou la Chine du XXIe siècle. Sous-titré Géo-histoire d’une subversion, cet ouvrage réunit les contributions de plus de trente auteurs. Débats et réflexions historiques, géographiques et politiques, présentations cliniques, entretiens avec des acteurs de ce monde, portraits de figures essentielles : ce livre est choral.
Nous commençons à Calcutta. Girindrasekhar Bose, Indien issu d’une famille de brahmanes, échange pendant plus de quinze ans une correspondance avec Freud à partir de 1921, et fonde la Société psychanalytique indienne. En nous présentant son travail, Livio Boni montre comment Bose interroge la psychanalyse et Freud à partir de sa propre culture. Par exemple, avec le féminin-maternel indo-hindou qui crée le masculin, nous sommes aux antipodes de la conception déficitaire freudienne du féminin, celle qui imprègne les religions du Livre, souligne Boni. Christiane Hartnack, dans un deuxième article au sujet de l’Inde, montre combien cette position anticoloniale de Bose s’oppose à celles de psychanalystes, officiers de l’armée anglaise en Inde : les publications d’Owen Berkeley-Hill, Claud Dangar Daly et Cecil McWatters, figures reconnues de la Société psychanalytique britannique, reflètent un usage de la psychanalyse voué à justifier la domination coloniale. Ainsi, pour McWatters, le rouet, mis en avant par Gandhi contre l’importation des textiles britanniques, symbolise l’organe génital féminin, et le mouvement mené par Gandhi est l’expression de son complexe de castration ! Plus tard, dans les années 1960, la psychanalyse renaîtra en Inde par l’intermédiaire d’Erik Erikson, et Livio Boni nous fait entendre les voix d’analystes indiens contemporains.
Dans ce tour du reste du monde auquel nous convie cet ouvrage panoramique, nous retrouvons les multiples usages de la psychanalyse, souvent portés par des figures flamboyantes. Au Mexique, c’est l’opposition, dès les années 1920, entre des médecins soucieux de contrôler cet instrument et son utilisation par les militants révolutionnaires. En Martinique, le pays de Frantz Fanon – figure de l’anticolonialisme dont il est question plus loin à propos de la guerre d’Algérie –, « qu’est-ce qu’être né et structuré dans une langue apparue dans un contexte de violence coloniale qui n’est pas venue s’articuler à une histoire transmise par la parole des ancêtres ? », interroge la psychanalyste Jeanne Wiltord. Le psychanalyste israélien Guido Liebermann, quant à lui, évoque « la psychanalyse au kibboutz entre expérimentation inédite et legs du freudo-marxisme européen ». Pour Madagascar, nous connaissons les travaux d’Octave Mannoni, compagnon de route de Jacques Lacan, mais nous découvrons ceux de Louise Marx qui « mobilise la psychanalyse pour comprendre les représentations et les modes d’action mérina, saisir leur socle psychique, alors que la colonisation a, dans son discours, figé des modes d’agir ».
Aux États-Unis, entre 1940 et 1960, c’est le legs de la ségrégation et la naissance de la black psychoanalysis. Patricia Gherovici, psychanalyste exerçant au cœur de la communauté hispanique de Philadelphie, nous fait saisir ce que signifie la « colonisation intérieure » avec sa découverte d’un diagnostic mystérieux, dont elle n’avait jamais entendu parler : le « syndrome portoricain ». Ailleurs, c’est l’Afrique de l’Ouest à l’ombre des travaux de Georges Devereux, fondateur de l’ethnopsychanalyse, et l’Afrique du Sud où la psychanalyse est confrontée à la Réconciliation nationale après l’apartheid. C’est l’Amérique du Sud où les destins de la psychanalyse au Brésil et en Argentine sont très différents, mais toujours en butte au totalitarisme. C’est encore la Chine, nouveau continent pour la psychanalyse depuis les années 1990 et le post-maoïsme.
Freudo-marxisme, afro-pessimisme, anti-black, lacano-althussérisme, on le comprend, cet ouvrage est engagé, ses contributeurs sont fougueux. La psychanalyse y est vue autant comme une praxis clinique que comme un discours théorique, donc politique, qu’il s’agit de défaire d’une empreinte coloniale. Vienne fin de siècle n’a pas plus à s’imposer sous les tropiques que dans l’hémisphère sud.
« L’apparition de la psychanalyse dans le champ social est vite problématique lorsque l’analyste analysé en Occident arrive avec sa croyance quasi religieuse en l’universalité du psychisme inconscient qui vaut mépris de la différence de l’autre. […]
Au début de ma pratique en Algérie, j’étais bien embarrassée par la manière dont Dieu faisait ses entrées en séance, sans crier gare. […] Exercer la psychanalyse en Algérie, c’est prendre le risque, à chaque tournant de la parole, d’y rencontrer Dieu et l’État comme signifiants multidirectionnels du sujet. »
Parmi de nombreux autres, le remarquable écrit de Karima Lazali nous fait entendre ce que suppose la psychanalyse dans le reste du monde : oublier l’universalité, prendre le risque d’y rencontrer ce qui est absent ailleurs.
Patrick Avrane est psychanalyste et écrivain. Dernier livre paru : Hériter. Une histoire de famille, PUF, 2022.