Alain Roussel est tout sauf un poète solitaire. Il a toujours aimé correspondre avec les écrivains de son présent. À l’occasion de la publication de Texte impossible, son dernier recueil, il revient avec Gérard Noiret sur une œuvre qui a été saluée au fil du temps par des voix aussi différentes que celles de Munier, Noël ou Emaz. Il évoque ses amitiés, ses influences, le rôle du poète, mais aussi son travail de passeur critique. Portrait d’un poète qui a su rester un « passager clandestin » dans le voyage de l’écriture, sans concession, en cherchant sa vérité.
À partir des années 1970, Barthes, Robbe-Grillet, Nelli, Chopin, Mansour, Goutier… l’ont invité à entrer dans le monde littéraire. Certains, Jouffroy, Král, Abeille, Bounoure, sont devenus des amis. D’autres, comme Mayoux (« vous avez le don (le talent d’écrire), avec plaisir, avec facilité. Ce don, en lui-même, est sans valeur, on peut en faire bon ou mauvais usage… Mieux vaut l’avoir qu’en être dépourvu. Au lieu de perdre votre temps à vous demander ce qu’est l’écriture, s’il faut écrire ou non, écrivez puisque vous en avez envie ») ont joué un rôle dans son rapport à l’écriture. Le plus surprenant, c’est que, pour des raisons qui relèvent tantôt de la timidité devant des auteurs admirés, tantôt de la volonté de s’en tenir à ce qu’il perçoit comme sa vérité, Roussel a résisté aux ouvertures qui, à partir des années 1980 et de sa première publication dans la revue Phases d’Édouard Jaguer, n’ont pas manqué. Bien que ses quelque trente livres aient été salués au fil des ans par des voix aussi différentes que celles de Munier, Noël ou Emaz, il a su rester un « passager clandestin » dans le voyage de l’écriture, sans concession en cherchant sa vérité.
Quelles ont été tes premières rencontres avec la poésie ?
J’avais seize ou dix-sept ans quand j’ai découvert la poésie. Je me suis mis alors, à cet âge où « on n’est pas sérieux », à lire passionnément Hugo, Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud. Par ailleurs, je m’intéressais aux spiritualités orientales et à l’ésotérisme occidental, avec, pour cheminer en ces domaines confus et assez disparates, le fil d’Ariane de l’œuvre de René Guénon. Le grand déclic fut la découverte en 1966 du surréalisme. Ce fut une révélation. J’entrevoyais soudain la possibilité de réunir mes deux passions en une seule approche, autrement dit de concilier le mystère et le merveilleux. Cependant, si je lisais beaucoup les poètes liés au surréalisme et à ses environs, je suis resté à distance. Puis vint mai 1968. Les problématiques soulevées par cette révolte m’entraînèrent pendant plusieurs années vers une interrogation très contestatrice du rôle de l’écrivain, de l’écriture elle-même, de l’art. Cette période fut très riche en échanges postaux, dans l’esprit du Mail Art. C’est à cette époque que je me suis mis à lire les grands textes « sémiologiques » : La structure absente et L’œuvre ouverte d’Umberto Eco, et bien sûr Le degré zéro de l’écriture de Roland Barthes.
On ne peut pourtant pas dire qu’on trouve chez toi la trace d’un héritage structuraliste !
Vers la fin de 1974, je me suis remis en question. Cette activité critique, négative, à laquelle je m’adonnais m’apparut soudain stérile. Je revins à la poésie et envoyai des textes à Jehan Mayoux. La réponse de ce poète, ami de Breton et de Péret, signataire du « Manifeste des 121 », ce qui lui valut d’être suspendu de l’enseignement, a été décisive. Dans la foulée, j’écrivis Le Texte impossible. Ce texte d’amour et de révolte relevait à la fois d’une prose poétique, d’une déambulation dans la vie et d’une interrogation sur la langue. J’envoyai le tapuscrit à quelques écrivains et poètes qui l’accueillirent chaleureusement. Le Texte impossible sera publié d’une façon très confidentielle, en 1980, par « inactualité de l’orage ».
Pourquoi le reprendre maintenant ?
L’interrogation que j’y menais sur l’écriture, sur la vie, entre l’écriture et la vie, méritait d’être approfondie. Elle reste d’actualité et relève d’une problématique que tout écrivain se pose ou devrait se poser, celle des rapports entre les mots et les choses, entre la pensée et le réel. J’ai donc pris la décision de le retravailler sans en trahir l’esprit, en supprimant quelques passages qui s’apparentaient à des digressions inutiles, et de le compléter par des poèmes récents, de nature autobiographique, apportant un éclairage indispensable. La nouvelle version du Texte impossible ouvre des chemins de réflexion à celles et ceux qui s’intéressent à la littérature, en dehors des modes.
On est emporté par une écriture qui procède par accumulation, qui multiplie avec un plaisir certain les virgules.
Oui, car c’est une parole amoureuse, de la femme, de la vie, de l’instant présent, des lieux, de l’écriture, du silence… J’avais vingt-six ans et j’étais en vibration. Il me fallait une écriture rythmée qui pût exprimer cette pulsation. La ponctuation avait pour rôle de jouer la partition, précisément grâce aux virgules qui, par leurs accélérations soudaines, m’entraînaient en serpentant vers l’inconnu, me donnant le vertige. Par son étymologie, la virgule est une baguette, la baguette du chef d’orchestre. Et puis j’avais des prédécesseurs célèbres en la matière, Claude Simon et Octavio Paz, deux écrivains que j’admire toujours.
Les sept séquences du texte sont animées par un mouvement de vagues qui sont sans cesse relancées par quelques éléments : un bar, un sac, une femme, un verre de bière…
Je suis né au bord de la mer. Les vagues ont bercé mon adolescence. Elles sont toujours là, au fond de moi, venant jusqu’au bord et repartant, pour revenir encore, faisant tanguer la pensée. Qui parle ? Je ne sais toujours pas. Je sais seulement qu’il y a de la houle dans mon écriture, un va-et-vient incessant, flux et reflux, parfois des tempêtes. Au fil de mon itinérance, dans Le Texte impossible, les lieux, les objets, sont pris dans des turbulences. Le bar, le sac, une femme, sont parfois emportés par la marée descendante mais reviennent irrésistiblement, au gré des vagues de phrases qui me dictent leur loi plutôt que je ne leur applique la mienne. Il y a dans ce livre des mises en abyme, au sens littéraire certes, mais aussi qui avalent le récit par les gouffres.
Dans ce livre, des poèmes en vers encadrent la prose. Quelles distinctions établis-tu entre ces deux manières d’écrire ?
La prose, forcément linéaire – qui ne revient à la ligne que par la contrainte physique de la page –, avec ses points et ses virgules, est une manière d’articuler la pensée qui implique l’émotion, certes, mais aussi la réflexion. Dans la prose, le temps s’écoule. Le poème en vers, lui, se positionne autrement, verticalement. Au bout de chaque vers, il y a du silence qui porte en virtualité ce qui n’est pas dit, d’où une force de suggestion qui décuple l’émotion. Dans le poème, le temps tombe dans l’espace, en cascade. La poésie est présente dans ma prose surtout par l’enchaînement des images, et dans mes poèmes par une sorte de mélopée intérieure. Quand j’écris en vers, aussi libres soient-ils, un alexandrin va venir se glisser soudain, comme par mégarde : « je ne sais de quel double je fus l’obscur témoin » ou « mais toute gloire posthume est une lanterne éteinte ». Toutefois, ce n’est pas le mètre qui doit guider mais le rythme, comme l’écrit si magnifiquement Octavio Paz dans L’arc et la lyre.
S’il n’y a pas d’écriture automatique dans tes écrits, l’imaginaire surréaliste avec son goût pour les rencontres, l’érotisme et le merveilleux, y est très présent. Quelle est la genèse d’un récit comme Le Labyrinthe du Singe, publié en 2014 ?
Il y a aujourd’hui une idéologie du réalisme. J’ai besoin de faire éclater ce cadre étroit, de respirer plus large. Ce récit rocambolesque, Le Labyrinthe du Singe, m’a permis d’assumer pleinement mon imagination débridée, avec une bonne dose d’insolence, d’humour et d’autodérision. Les personnages de ce livre sont des figures mythologiques, inventées ou réinventées par mes soins, que j’introduis dans le réel. On ne sera pas étonné d’y croiser « le dernier des Mohicans », la sensuelle fée Mélusine ou Archibald le Marin qui se promène avec un perroquet bavard sur l’épaule. Cette joyeuse bande va se trouver entrainée dans une improbable course au trésor, sous la conduite d’un certain Aluminium Roussette. Aucun n’en sortira indemne.
Tu as écrit des poèmes, des récits, des romans, un recueil de nouvelles, une pièce de théâtre, deux essais… Quel est le moteur de cette diversité ?
Le seul mobile, c’est la surprise. Comme devant un paysage nouveau, il y a l’étonnement. Je ne sais pas où me mène mon voyage, et c’est ce qui m’attire. Si, au détour d’une phrase, je devine la destination finale, si mon écriture s’en trouve conditionnée, je renonce. À quoi bon écrire si tout est donné d’avance ?
Comment caractériserais-tu La vie secrète des mots et des choses, le livre qui m’a fait te découvrir en 2019 ?
C’est une quête du sens par la cabale phonétique et la graphie des lettres de l’alphabet. Le but est d’ouvrir à l’interprétation des mots des espaces insoupçonnés, hors des conceptions classiques des dictionnaires, et où l’humour objectif et subjectif est constamment à l’œuvre. Dans ce livre, les mots, les lettres elles-mêmes, sont des personnages de roman, du roman de la langue. À partir d’un seul mot, grâce aux ressources de l’anagramme, du calembour, de l’étymologie, de la graphie et de l’imagination, des figures vont apparaître, comme, dans cet extrait, celles d’Anna et de Lise :
« J’observe attentivement le mot psychanalyse. Je l’observe d’un air goguenard, ne pouvant m’empêcher de sourire à la présence insistante des deux y en forme d’entonnoirs qui descendent sous la ligne horizontale de l’écriture par un jambage en boucle repartant vers l’arrière, ce qui exprime, par une sorte de symbolisme spatial de la lettre, “l’investigation des processus psychiques profonds de l’inconscient”. Le h, tout au moins dans l’écriture manuelle, évoque irrésistiblement un homme donnant un coup de pied à “ana” (psychana), à l’anus, autrement dit au derrière. Mais au derrière de qui ? Au derrière de “l’âne à Lise”, de l’analyse. Peut-être encore que la psychanalyse consiste tout simplement à chercher des “psychanes” à Lise ? Pourquoi donc Freud nous a-t-il caché l’existence de cette Lise qui, à ma connaissance, n’apparaît pas dans les annales alors qu’on y parle d’une certaine “Anna” ? Une vieille déception amoureuse probablement, refoulée au plus profond de son inconscient… »
Tu es un défenseur très actif de la poésie. Comment parviens-tu à rester ouvert à la multiplicité des démarches ?
J’écris des notes de lecture depuis six ou sept ans. Cette activité me permet d’avoir un regard sur la « création » poétique de ces dernières années et de m’en faire une idée assez précise : une poésie de diversité plutôt que de courants. J’aborde les livres que je reçois sans idée préconçue, sans parti pris. Je peux très bien reconnaître comme poète un auteur dont je ne partage pas la vision poétique. Si je trouve un ou plusieurs angles d’approche, j’en parle. J’évite surtout de venir en critique assassin : les livres que je n’aime pas, je n’en parle pas. Dans la mesure où, dans ces notes, se profile ma propre vision de la poésie, l’idée d’en assembler quelques-unes dans un livre me questionne, mais j’attends une opportunité.
Puisque nous parlons d’avenir, à quoi travailles-tu en ce moment ?
J’ai un autre projet avec Arfuyen : Poèmes flottants. Les sept recueils qui composent ce livre ont tous une tonalité différente, mais c’est la même voix, celle qui me traverse depuis mes dix-sept ans. Il y a des haïkus, des fatrasies, des aphorismes, un texte en prose, et surtout des poèmes. Ce sera l’occasion pour les lecteurs de découvrir ma poésie en vers, libres il est vrai, et sans attache, comme le veut ma devise reprise dans l’un des textes : « L’homme qui marche pieds nus dans sa pensée a l’univers entier pour sandales ».