Le « ton de l’échec », une affaire de morale

Sambre d’Alice Géraud est paru à point nommé début 2023, tandis que l’offensive réactionnaire contre la vague #MeToo gagnait partout du terrain. Le fait divers traité par la journaliste et scénariste (longtemps à Libération, puis co-fondatrice des Jours) y apparaît comme un cas exemplaire de la réalité sociale dénoncée par le mouvement féministe. L’intérêt de cette approche est de faire ressortir la responsabilité de nos institutions dans la perpétuation des violences sexuelles à l’encontre des femmes. L’art du reportage se conçoit ainsi comme une arme très efficace qui nous fait mesurer le chemin encore à parcourir pour résoudre ce problème de société systémique.

Alice Géraud | Sambre. Radioscopie d’un fait divers . JC Lattès, 400 p., 21,50 €

Reportage sur un fait divers, Sambre se lit comme un polar. L’ouvrage, qui a remporté deux prix littéraires au printemps dernier en tant qu’ouvrage de non-fiction (le prix du Livre du journalisme et celui du Livre du réel), a d’ailleurs également été récompensé fin mars par le prix Polar et Justice. Nous sommes pourtant loin ici des ambiguïtés de statut de la « non-fiction novel » ou « true crime novel » en vogue depuis le tournant du siècle. Mais c’est une erreur de penser que l’art du récit qui produit de la tension narrative implique un processus de fictionnalisation. D’ordre heuristique, le suspense du livre sert bien un projet documentaire en participant à la construction d’une vérité sociohistorique.

Au demeurant, ce n’est pas la recherche du sensationnel qui motive un tel traitement du fait divers dans le livre. En elle-même, l’histoire criminelle qui est l’objet de l’enquête est hors norme, il est vrai : le coupable est « le violeur de la Sambre », Dino Scala, « l’un des plus importants violeurs en série jamais arrêté en France » ; lorsque son procès s’est ouvert aux assises de Douai le 10 juin 2022, il était « accusé d’avoir agressé sexuellement et violé des dizaines de femmes durant trente ans le matin entre son domicile et son travail, le long d’une route de 27 kilomètres ». Mais le sensationnalisme consisterait en une démarche qui se focaliserait sur l’accusé en témoignant d’une fascination trouble pour son parcours criminel. Or, la tension heuristique de Sambre procède d’une attitude à l’opposé d’un tel acquiescement à ce qui s’est passé. Décidant de laisser « de côté le criminel pour [s]’intéresser à ses victimes », l’autrice nous confronte au contraire à une réalité scandaleuse qui n’aurait pas dû arriver. Tout l’enjeu réside dans cette prise de conscience progressive qui, comme l’annonce le sous-titre, contient finalement la critique de la qualification de ce crime sériel en « fait divers ». 

La problématisation de cette histoire criminelle par Alice Géraud n’est pas sans rappeler la méthode de Claude Lanzmann et Ziva Postec dans Shoah, en 1985. Pour éviter de créer l’illusion rétrospective d’une fatalité historique, leur parti de réalisation avait été d’adopter « ce que Sartre appelait “le ton de l’échec” dans les films policiers américains d’après-guerre, type Assurance sur la mort » : « pour qu’il y ait tragédie, pour qu’il y ait suspense aussi, précisait Lanzmann à la sortie du film, il fallait que la fin soit connue dès le départ. Il fallait qu’on sache ce qui allait arriver tout en ayant le sentiment que cela aurait pu ne pas arriver » [i]Sambre vient de nouveau mettre en lumière la morale d’une telle technique narrative, qui non seulement fait apparaître les causes d’une impunité criminelle de trente années, mais encore contribue à restaurer dans leur dignité des victimes trop longtemps bafouées et livrées à l’impuissance. 

Sambre Alice Géraud
La Sambre à Merbes-le-Château ©CC BY-SA 3.0/Boerkevitz /WikiCommons

Le livre est le fruit d’une enquête de quatre années, de juin 2018, lorsque l’autrice s’est rendue une première fois dans le Val de Sambre, à juillet 2022, après la condamnation de Dino Scala à vingt ans de réclusion criminelle pour cinquante-quatre des cinquante-six viols et agressions sexuelles que comptait la procédure. Alice Géraud s’est entretenue avec de nombreuses victimes, à qui elle dédie le livre, parfois aussi avec leurs proches, et avec d’autres acteurices et observateurices de cette histoire, en particulier des personnes impliquées au sein de la police et de la justice. Elle a eu accès à des documents d’archive du dossier d’instruction, notamment à des procès-verbaux de dépôts de plainte. Elle a recueilli des déclarations faites au procès de Dino Scala, du 10 juin au 1er juillet 2022. 

Toute la difficulté commençait cependant dans la manière d’exploiter ces sources. Contrairement à ce qui se pratique beaucoup dans la non-fiction contemporaine, Alice Géraud n’a pas souhaité faire le récit de son enquête. Cette réflexivité n’est pas absente du livre et joue même un rôle-clé dans sa composition, mais elle n’est pas en son cœur. Pour l’autrice, il importait que la journaliste qui enquête s’efface le plus possible au profit des femmes et jeunes filles victimes de Dino Scala, qui sont les véritables protagonistes. Le cœur de l’ouvrage est ainsi constitué par le récit rétrospectif de leurs viols et agressions sexuelles commises par Dino Scala, au cas par cas, de 1986 à 2018. 

Reconstituer cette histoire criminelle en s’intéressant aux victimes, cependant, n’a pas seulement consisté à adopter leur point de vue pour décrire les crimes et délits du « violeur de la Sambre ». Il n’était pas question d’égrener ces violences sexuelles les unes après les autres comme si de telles actions s’enchaînaient tout naturellement en société. Dès le début de l’enquête, la grande interrogation de l’autrice a concerné l’opposition de la société à ces violences : « Comment cet homme a-t-il pu agresser et violer autant de femmes et de jeunes filles, durant d’aussi longues années, sur un si petit périmètre sans être jamais inquiété ou même soupçonné ? », s’est-elle demandé. C’est armée de cette question qu’elle est entrée dans un rapport critique au dossier d’instruction. Elle s’est rendu compte que les procès-verbaux des dépôts de plainte étaient souvent lacunaires, perdus ou erronés ; qu’ils témoignaient d’un manque d’écoute voire d’une violence policière caractérisée à l’encontre des victimes. Elle s’est mise à traiter les archives policières et judiciaires, non pas uniquement comme des sources, plus ou moins fiables, sur l’histoire, mais elles-mêmes comme des faits appartenant à l’histoire.

Outre les viols et agressions sexuelles, il fallait raconter l’après : la protection de la société réclamée en vain par les victimes, leur expérience douloureuse des institutions policière, médicale et judiciaire, leur abandon par les institutions médiatique et politique. C’était même sur cette partie du puzzle narratif que devait reposer toute la tension de Sambre.

Alice Géraud fixe le point d’horizon de son récit dès le début du livre : nous sommes prévenu.e.s qu’il s’achèvera par l’arrestation puis le procès de Dino Scala ; nous connaissons ce bilan approximatif de plusieurs dizaines de viols et agressions sexuelles commises par cet homme pendant trente années. C’est un savoir total très abstrait : des faits et des statistiques qui ne parlent pas d’elles-mêmes. 

Cependant, à partir du troisième chapitre (« La Saint-Éloi. Hiver 1986 »), l’autrice entreprend de retraverser toute cette histoire criminelle au présent de narration. C’est un temps du récit plein d’incertitude, qui laisse sa place à l’imprévisible. Sur chaque situation particulière, de chapitre en chapitre, Alice Géraud construit patiemment un savoir documentaire très concret, qui fait parler les faits. À cette fin, elle a procédé à plusieurs lectures, détaillées dans une bibliographie, qui lui « ont permis d’inscrire cette histoire dans un contexte historique, politique et juridique sur la question des violences sexuelles et de leur traitement ». Or, comme cette historicisation minutieuse n’est jamais faussée par une perspective téléologique, nous ne pouvons jamais croire à ce savoir abstrait de la fin dont nous disposons déjà. Nous accompagnons les victimes et les personnes engagées à leurs côtés dans leurs moments d’espoir et d’abattement.

Ce qui rend la fin inconcevable est lié au principe de délicatesse à l’égard des victimes qui gouverne le récit. Pour Alice Géraud, raconter cette histoire est une œuvre de réparation. Après leur agression, la plupart des victimes ont été mal écoutées, méprisées, maltraitées et abandonnées. La première règle de conduite était de décrire et de nommer exactement les violences sexuelles subies, tandis qu’elles ont été tant de fois tues, falsifiées ou niées. Une autre règle était de constamment représenter ces autres violences, sous toutes leurs formes institutionnelles, et d’en analyser aussi bien les causes que les conséquences. En particulier, Alice Géraud juge ce qu’elle montre : elle formule ce qui, si souvent, a été mal fait, ou pas fait. De cette façon, elle fait ressortir « une infernale mécanique de l’échec d’un système, d’une société » – tellement révoltante, injustice après injustice, qu’elle suscite tour à tour indignation et consternation. Il semble inimaginable, pas à pas, que l’incurie et le désordre des institutions puissent ainsi perdurer pendant trois décennies : à l’échelle des « vies bousillées » des victimes, dont l’autrice nous donne à chaque fois une représentation personnalisée et sensible, une telle durée nous paraît une éternité.

Alice Géraud, Sambre
« Marche mondiale contre les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes » © CC BY-NC-ND 2.0/Gustave Deghilage/Flickr

Pendant toutes ces années, cela n’a pourtant pas été le calme plat du côté des institutions : sous l’impulsion de Robert Badinter, le système policier et judiciaire lui-même a connu une réforme décisive avec l’entrée en vigueur d’un nouveau code pénal en 1994 ; puis, le parcours criminel de Dino Scala étant transfrontalier, la police et la justice belges, réformées quant à elles à la suite du scandale de l’affaire Dutroux en 1996, ont aussi entrepris d’enquêter à compter de décembre 2004. Mais les mêmes problèmes systémiques forment le fil rouge du livre néanmoins. Mis en exergue par le premier chapitre (« 14 juin 2022 »), le traitement des victimes en accusées soumises à un interrogatoire est un leitmotiv de l’ouvrage, comme si, en France, l’ancien code pénal « napoléonien » n’avait jamais cessé d’inspirer l’action de la police et de la justice. Exemplairement, l’« infernale mécanique de l’échec » était toujours à l’œuvre en février 2018, en Belgique, après la dernière agression sexuelle de Dino Scala : pour la énième fois, l’agression a été « traitée comme un cas isolé » et la victime confrontée « au parfum tenace de la suspicion qui flotte encore, et toujours, sur les victimes d’agressions sexuelles ». 

Dans ces conditions, le « ton de l’échec » adopté par Alice Géraud souffle sur la fin de l’histoire elle-même un air d’amertume – et ce, jusqu’au verdict clément imposé par la loi à l’issue du procès, et d’ailleurs contesté en appel par l’accusé. Dans un sens, l’arrestation de Dino Scala couronne heureusement les efforts des rares individu·es qui ont opposé « leurs résistances à la force d’inertie du système ». Malgré tout, la détermination d’une nouvelle magistrate, la veille obsessionnelle d’une archiviste de la police, l’intuition d’un commandant de police hanté par le « violeur de la Sambre » depuis vingt ans, permettent enfin d’enrayer l’« infernale mécanique de l’échec d’un système, d’une société », dans le cas de cette affaire. De même, grâce notamment à l’intervention puissante d’une victime résiliente qui le fait basculer, le procès n’est pas qu’une épreuve redoutable au cours de laquelle les « défaillances du système, encore une fois, se retournent contre [les victimes] ». Mais nous comprenons bien, a fortiori en lisant les témoignages échangés entre femmes dans l’épilogue (« Les oiseaux »), qu’en réalité rien n’est résolu.

C’est là l’essentiel, car il ne manquerait plus que l’on refermât le dossier du « violeur de la Sambre » comme s’il était une affaire classée. Contre une telle vocation à l’oubli des « faits divers », Alice Géraud nous remémore cette histoire en nous faisant mesurer sa portée de « fait de société ». C’est ainsi par un détour inattendu et moyennant beaucoup de discrétion qu’elle apporte sa contribution au mouvement #MeToo. En ces sombres temps de réaction antiféministe, c’est une proposition d’autant plus forte qu’elle passe par une éthique documentaire et une économie du livre. Posant un diagnostic incontestable sur la responsabilité de la police et de la justice dans cette affaire criminelle, l’autrice fait pièce à la propagande mensongère qui dénie aux violences sexuelles leur caractère systémique. Décerné à Sambre par le tribunal judiciaire de Lyon, le prix Polar et justice constitue à cet égard un bon signal. La vertu éducative du livre ne sera jamais trop promue au sein de nos institutions.


[i] Marc Chevrie et Hervé Le Roux, « Le lieu et la parole. Entretien avec Claude Lanzmann » (Les Cahiers du cinéma, n° 374, juillet-août 1985), Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 1990, p. 304-305.