Il ne faut pas lire Gorge d’or, premier roman d’Anni Kytömäki, pour se distraire ou passer un bon moment, mais pour éprouver physiquement la texture des pas lors de la traversée d’une tourbière, pour se réjouir du martèlement d’un pic noir sur un pin. Pour avoir les larmes aux yeux parce qu’un nom est écrit dans une botte, pour être bouleversé par une écriture à la fois simple et précise, lyrique et hypnotique, qui conduit jusqu’à une intensité incroyable les sentiments des personnages. Pour être émerveillé par la délicatesse et l’intelligence d’un art romanesque qui sait trouver dans le rapport intime à la nature la part de bonheur nécessaire pour que survive l’affection entre un père et sa fille, sur fond d’histoire troublée de la Finlande entre 1903 et 1937. Et si le grand livre de cette rentrée littéraire était un roman décrivant principalement des marches au fond des forêts finlandaises ?
Gorge d’or commence par l’enfance d’Erik Stenfors, 1903, lorsqu’il a sept ans. À travers le garçonnet, puis sa fille Malla, Anni Kytömäki saura faire vivre le double mouvement de vulnérabilité, de dépendance à l’égard des adultes, et de construction qui caractérise cet âge. Avant cela, le deuxième chapitre avait secoué la chronologie en nous plongeant dans le tumultueux rapport à la vie d’Erik, dans sa propension aux erreurs. Ce deuxième chapitre, situé à la naissance de Malla, en 1919, nous affirme que le rapport, difficile mais aimant, entre le père et sa fille sera un des sujets essentiels du livre. Les premières pages, adoptant le point de vue d’un personnage non humain, montraient que l’autre grand thème serait le rapport à la nature sauvage.
Tout le récit de l’enfance du héros va implicitement expliquer comment il en est arrivé à la panique qui le saisit à la naissance de sa fille. Gunnar Stenfors, grand bourgeois, le père d’Erik, montre à l’égard de Stella, sa mère, la même attitude qu’envers la forêt et ses métayers : des éléments à rentabiliser, à forcer dans la norme sociale ou économique et, s’ils ne peuvent être valorisés, à laisser de côté ; « Chacun son sillon, dit [Gunnar], et je comprends que le mot ne s’applique pas qu’aux cultures ». En réaction à une vision du monde qui le prive de sa mère, l’enfant développe une relation de curiosité, d’empathie à la forêt.
Pour exprimer les émotions, Anni Kytömäki utilise les éléments, les matières. Les états extrêmes, en particulier, se disent par des métaphores naturelles. Ainsi, une rencontre amoureuse d’Erik à Helsinki : « Des pulsations caverneuses me parviennent, grondement de lointains rapides ou cognement de tuyaux. À moins que ce ne soit mon cœur, de nouveau. Puis l’eau se tait. La forêt bruisse doucement. Une fée écrase des branches de sapin et s’approche sur la pointe des pieds ». Ce passage résonne d’autant plus pour le lecteur qu’il fait écho à deux scènes où Erik se trouvait en présence de Lidia, sa future femme, dans les bois. Pour lui, l’expérience de la forêt est devenue indissociable de celle de l’amour, elle est sa façon d’être au monde, ce qu’il transmettra à Malla. Lorsque la jeune fille croit être enceinte : « Je n’ai pas le temps de me demander si c’est fabuleux ou terrifiant. L’éboulement dégringole la pente. La terre tremble et la montagne entière menace de s’effondrer. Pour y échapper, je me précipite dans l’escalier et dans ma chambre. […] Il fait un noir d’encre, mais, les yeux fermés, je vois de la neige, une quantité infinie de neige, un champ qui engloutit le mur de la forêt. Il ne reste qu’une plaine blanche qui, peu à peu, disparaît dans le blizzard ».
Porté par une écriture paradoxalement simple[…] ‘Gorge d’or’ est un magnifique roman qui, tout en faisant vivre la Finlande du début du XXe siècle, traite de problématiques actuelles ou universelles.
Erik et Lidia réduisent la distance sociale qui les sépare grâce à un nid de chouettes de l’Oural. Malla tombe amoureuse de son professeur de géographie. Et c’est une fougère aquatique, la « pilularia globulifera », qui permettra à Erik et à sa fille de se retrouver.
Des mots rares confèrent à l’écriture d’Anni Kytömäki – remarquablement traduite par Annie Colin du Terrail – à la fois exactitude et mystère : un oiseau n’est jamais qu’un oiseau, c’est un « rosalin cramoisi » ou un « pouillot siffleur », un arbre est un « saule marsault », un rouge-gorge « tintine » alors qu’un autre pousse des « trilles ». La fréquence de certains mots leur donne à la longue une puissance presque magique : l’« airial » – cour de métairie, lieu de rencontres souvent hésitantes mais heureuses –, ou l’« esker » – colline glaciaire allongée, parfois sur des centaines de kilomètres, route et lien.
Gorge d’or s’écrit dans l’espace, le voyage, un pays étendu. On s’y déplace en train, à vélo, en barque, en traîneau, à ski, et beaucoup à pied. D’Helsinki jusqu’au cercle polaire, et au lac Ladoga à l’est, régions moins civilisées. Somptueuse et profuse, la nature est menacée, à l’instar des personnages. À cause du danger qui sourd, chacun de leur sentiment prend une acuité douloureuse. La menace vient des démons d’Erik, des épidémies, grippe espagnole, tuberculose, qui séparent et enferment, d’un ordre social normatif.
Un épisode historique peu connu en France, la guerre civile finlandaise de 1918, traité sous forme d’ellipse, diffuse ses conséquences dans toute la seconde moitié du roman. Après avoir espéré un monde plus juste, les rouges – c’est-à-dire les pauvres – vivent dans la crainte de se faire arrêter, comme Lidia, ils ont perdu leur père ou leur mère dans les combats ou les exécutions sommaires, comme Katri et Joel. Leurs proches subissent la mort sociale : confiée à une famille d’accueil dans la campagne, Malla Stenfors voit son nom changé car il ne sonne pas assez finlandais. Joel aussi doit changer de patronyme et se cacher. L’intolérance, la montée du fascisme, s’opposent aux accords énigmatiques de l’amour, aux élans qui éloignent de la médiocrité – un personnage, Anttu, va jusqu’en Australie –, à l’acceptation de l’autre, y compris animal.
Par ses ambiguïtés subtiles, la narration brouille la frontière entre l’ours et l’homme, souligne combien il sont proches, frôle le réalisme magique. De même, la dernière partie du roman, dans laquelle Malla met sans le savoir ses pas dans ceux de son père, est pleine de coïncidences, de boucles nouées, de réapparitions lors desquelles des éléments romanesques abandonnés depuis des années et des centaines de pages reprennent sens. Au contraire d’un artifice facile, s’exprime ainsi une extraordinaire foi dans la vie et le récit, à la mesure de l’énergie de Malla qui remet en route la vie arrêtée d’Erik.
Porté par une écriture paradoxalement simple, pauvre en adjectifs et en adverbes, dans la puissance du présent, Gorge d’or est un magnifique roman qui, tout en faisant vivre la Finlande du début du XXe siècle, traite de problématiques actuelles ou universelles. On y voit naître les premières lois de protection de l’environnement, les premiers parcs nationaux, mais surtout Anni Kytömäki arrive à provoquer des émotions extrêmement fortes et à créer de la beauté en faisant de la nature la matière sensible de l’histoire d’Erik, de Malla et de Joel, leur façon d’être ensemble et de sauvegarder leur liberté en dépit de la violence conservatrice, hypocrite et bien-pensante des nantis. Parce qu’elles font se répondre l’intime, l’attention fine aux détails, et les conflits sociaux, la Grande Histoire – les lichens et la Révolution –, ces pages deviennent, même dans les moments très durs, profondément lumineuses.
Cet article a été publié par notre partenaire Mediapart.