Fille d’Haïti est le premier roman de Marie Vieux-Chauvet (1916-1973), qui a révélé d’emblée son talent d’écrivaine et reçu le prix de l’Alliance française dès sa parution en 1954. Un roman qui annonce une écriture incandescente qui atteindra son apogée en 1968 avec Amour, colère et folie. Marie Vieux-Chauvet nous donne à voir dans ce roman aux allures d’autofiction, non pas la fille d’Haïti, mais une fille d’Haïti qui porte en elle une vision et une subjectivité qui jusque-là n’ont pas été mises en relief dans la littérature haïtienne. Une mulâtresse, « fille d’une putain », nous raconte sa trajectoire, l’âme bouleversée par les injustices de toutes sortes.
Mulâtresse et fille d’une prostituée, Lotus Degrave raconte son histoire. Enfant, aimant la lecture pour échapper au sentiment d’un manque de considération de la part de sa mère, puis adolescente, faisant face en brillante élève au mépris de son statut de « fille de putain » et découvrant la visibilité sociale de la couleur de la peau, elle se met à défendre les méprisés, tout au moins au sein de son environnement scolaire.
Fille unique, la mort de sa mère aura été le début d’une quête de sa « vraie nature » ; une recherche d’un alignement à soi. Insolente et irrespectueuse à l’égard de sa bonne, Gertrude, et en même temps aimante et généreuse envers d’autres, elle cherche à remplir le vide qui s’empare d’elle. Elle organise des fêtes et fréquente frivolement des garçon sans jamais dépasser le stade des caresses. Ces fêtes diminuent considérablement ses économies, au point qu’elle doit par la suite vendre des fruits provenant de son jardin ; et elles augmentent son besoin de se trouver.
La voix de son ami et voisin Charles, imprégnée de sagesse biblique et d’expériences de la vie, s’invite souvent dans ses moments de désarroi pour lui rappeler combien est importante la prise en main de soi-même car, a-t-il remarqué en s’adressant à Lotus, « votre corps est en inharmonie avec votre âme » .
Elle peine à déchiffrer un tableau admirablement beau qu’elle a peint. Le tableau semble être provoqué par et habité d’une entité spirituelle qui émanerait des forces qui surdétermineraient la personnalité de sa créatrice, complètement ébahie devant ce résultat artistique aussi beau qu’inattendu, pour ne pas dire illogique pour une peintre du dimanche. Un tableau qui sera malheureusement détruit et « dont la présence avait été pour [elle] comme des ébauches confuses de rêves dont [elle] ignorai[t] encore jusqu’ici [s’il n’était] pas l’extériorisation involontaire de tout ce qu’[ elle] portai[t] en [elle] de tragique et d’insoupçonné ». Les sons des tambours, symbole du vodou haïtien, elle le sait, ne laissent pas indifférents les « nègres » d’Haïti. Sa sensibilité au vodou serait activée à l’aide de Maria, bonne de sa mère, qui l’a vue grandir. En même temps, Lotus associe le vodou à la superstition et à l’ignorance de ceux qui le pratiquent, en s’affirmant, elle, non croyante. Croire est l’excuse des esprits faibles, postule-t-elle.
Son ennui persiste. Encore en période d’hésitation, Lotus se bat contre son inconfort vis-à-vis de la misère qui s’étale sous ses yeux. Chômage, faim, répression des petites gens caractérisent la quasi-totalité de la vie d’Haïti : observation faite depuis son quartier à Bollosse (Port-au-Prince). Elle refuse de se donner la mission pénible et vaine de lutter contre cet état de choses pour ne pas passer à côté de son propre bonheur. Elle essaie de s’imposer la stratégie de se « laisser les yeux fermés, les oreilles bien bouchées, les mains tendues uniquement pour saisir les petites joies faciles qu’[elle] rencontre à chaque pas ». Une attitude qui fait écho à cette phrase qu’on lira par la suite dans les premières pages d’Amour, colère et folie, roman qui consacre la force esthétique et politique de l’œuvre de Marie Vieux-Chauvet : « La misère, l’injustice sociale, toutes les injustices au monde, elles sont innombrables, ne disparaitront qu’avec l’espèce humaine ». Cet esprit ne gagnera pas son cœur tant elle se sent bouleversée et concernée par les déboires et les déchirements que connaît son pays.
Depuis son expérience dans la rédaction d’un journal où elle bâcle son travail intentionnellement pour protester contre l’exploitation des ouvriers passant par les cours gratuits donnés à des enfants dans la maison léguée par sa mère jusqu’à son engagement dans une association politique dont le chef de fil est son amoureux, Georges Caprou, Lotus compte se trouver en se mettant au service des autres. Cette expérience politique aux côtés de ce groupe l’emmènera à Léogâne, La Saline et Kenskoff, dans les actions menées, au péril de sa vie, pour mettre à mal les gouvernants.
Avec Georges, mulâtre aux conditions modestes, militant de la cause des démunis, le seul garçon qui ait retenu son cœur, Lotus trouve une voie de son engagement pour la cause commune. Un engagement qui se déploie dans son amour pour Georges et dans son amour pour son pays, qu’elle rêve égalitaire : « aucune classe ne pouvait établir de cloison entre les hommes […] ils étaient égaux par leur nature même ». Un pays où la couleur de la peau ne doit pas être un avantage ou un inconvénient selon les gouvernants en place. Car ce sont ces derniers qui instrumentalisent à leur profit cette scission sociale. Lotus est néanmoins consciente du caractère privilégié d’un mulâtre par rapport à un Noir, notamment quand elle interprète le mépris de Gertrude à son égard. Une telle absurdité, héritée de la colonie, traverse la société d’Haïti depuis sa fondation.
Cette conquête d’elle-même s’accompagne évidemment d’un changement de regard sur sa mère grâce au docteur Garin qui lui fera un portrait de celle qui s’habillait avec élégance, enfant, qu’elle admirait de loin. Elle comprendra que les actes de sa mère visaient principalement le bonheur de son unique fille. Lotus regrette la haine qu’elle éprouvait pour sa mère, qu’elle aurait dû pourtant adorer pour son altruisme et son abnégation.
C’est un roman constat-critique où la voix d’une mulâtresse d’Haïti surgit dans un espace littéraire jusqu’ici tenu essentiellement par des héros masculins. Cette voix est l’ébauche d’une voix plus radicale qui adviendra un peu plus tard dans la figure de Claire Clamont dans Amour, colère et folie, paru aux éditions Gallimard en 1968. En effet, ici, il ne s’agit pas d’un point de vue radicalement renversant, considérant le leadership accordé aux hommes à travers Georges Caprou. En quelque sorte, Marie Vieux-Chauvet agit en pensant lucidement que ce qui est ancré dans la femme par son éducation, appelé à être éradiqué en douceur mais de façon intransigeante, distille et cristallise en elle un doute permanent dans sa capacité d’action. L’enjeu demeure une égalité radicale entre les hommes et les femmes quant à la subjectivation politique et aux responsabilités face à la chose publique. « Tu es capable de ces mêmes grandes choses, Lotus », réplique Georges pour dire à Lotus qu’elle ne doit plus douter d’elle. Lotus est peut-être l’incarnation littéraire de « la femme de demain » qu’a prônée l’ethnologue haïtien Jean Price-Mars (1876-1969) dans sa Vocation de l’élite en 1919, et en même temps annonciatrice d’une femme résolument émancipée des liens du patriarcat dans tous ses embranchements de domination politique, sociale, épistémique, etc.
L’usage de la femme comme sujet politique qui articule, au contact d’autres personnes (Charles, Georges, Garin), son propre récit de subjectivation et celui de l’explication rationnelle des phénomènes, non seulement fait de ce premier roman un geste moderne, mais inscrit un nouveau souffle dans la trajectoire de la littérature haïtienne. Annaïse, compagne de Manuel dans le roman classique de Jacques Roumain (1907-1944), Gouverneurs de la rosée, devient aussi sensible à la chose publique mais Lotus a la particularité d’être au cœur, avec bien sûr ses doutes, de sa propre élévation politique sur fond d’une structure socio-politique défavorable aux femmes. C’est seulement en 1950 – la rédaction du roman avait sûrement commencé – que les femmes ont obtenu le droit vote en Haïti, à l’exclusion d’ailleurs des élections présidentielles. Autrement dit, le roman est écrit dans un contexte où les femmes étaient fondamentalement mineures dans la vie publique et administrative d’Haïti.
Dans une langue mesurée, annonciatrice d’une œuvre incontournable, Marie Vieux-Chauvet fait de Lotus un être dont les « humeurs rationalisées » nous tiennent tout au long de la narration. Cette digne fille de la grande bourgeoise haïtienne met en avant la vision d’une Fille d’Haïti de sa classe sociale et met en même temps en crise la question de l’appartenance d’une mulâtresse ou d’un mulâtre à la communauté haïtienne. La mort de Georges à la place d’une enfant noire changera la perspective des paysans sur les mulâtres et montrera que les préjugés de couleur ne doivent pas empêcher les filles et les fils d’Haïti de s’entraider et de se mettre ensemble pour établir un cadre égalitaire pour tous.
Cette réédition de Fille d’Haïti, publié en 1954 aux éditions Fasquelle et réédité chez Zellige en 2014, s’inscrit dans la nécessité de lire les travaux de Marie Vieux-Chauvet, exilée à New York sous la dictature de François Duvalier, tant ses travaux auront fait trembler les ordres des différents « rapaces » qui ont empêché Haïti de voir des jours meilleurs.