Le père, le fils et la photographie

Avec Ils restent, le photographe Éric Courtet et l’écrivaine Marie-Hélène Lafon qui a déjà publié cette année un roman intitulé Les sources, proposent un ensemble d’images et de textes d’une grande justesse autour du thème fils/père.

Éric Courtet et Marie-Hélène Lafon | Ils restent. Isabelle Sauvage, 92 p., 25 €
Éric Courtet et Marie-Hélène Lafon | Ils restent.
© Éric Courtet

Le fils et le père qui écoutent la même musique, côte à côte, sur une balançoire et qui ferment, ensemble, les yeux. Le fils qui jette un regard à son père, alors que ce dernier lui tourne le dos. Le fils qui fait face à son père, comme pour l’affronter et/ou l’éviter, on ne sait. Le fils qui porte une écharpe de la même couleur, verte, que le maillot, vert, de son père. Le fils qui prend son père dans ses bras, à moins que ce ne soit l’inverse, les deux formant un corps unique.

Ce qui se noue entre un père et un fils, ce qui ne se noue pas, ne s’est jamais noué, se dénoue trop vite et se renoue autrement. Voilà, en substance, la matière d’un livre signé Eric Courtet pour les photographies et Marie-Hélène Lafon pour les textes, une galerie de portraits « duels » qui dit aussi bien la violence que la tendresse, la ressemblance toujours perdue et toujours retrouvée qui existe dans le lien fils/père et que l’on pourrait prononcer fil(s), avec la marque du pluriel.

La photographie, que l’on associe imaginairement, et presque instantanément, à la figure maternelle, prend dans ce livre un sens inédit, qui se découvre au fur et à mesure que l’on tourne les pages : le face-à-face avec un autre que soi pourtant profondément en soi, quelque chose d’une relation que l’on ose à peine montrer, encore moins raconter. Pour l’énoncer autrement, un rapport intime, singulier, qui unit deux êtres au masculin, rapport qui emporte souvent tout sur son passage et repose parfois sur un rien, presque semblable à cet air de famille que l’on distingue sur le visage : « Il est heureux de ressembler tellement à son père. La forme et les traits du visage sont les mêmes, depuis toujours. Même taille, poids, depuis ses vingt-cinq ans, mais aussi mêmes lignes des épaules et des hanches…/… Mêmes rire et sourire. Il regrettera toujours de n’avoir pas ses yeux bleus. »

Rarement la rencontre entre le texte et la photographie n’aura à ce point donné à entendre une autre rencontre, celle de l’enfance qui se défait et de l’adulte qui se construit. De fait, les petits fragments de Marie-Hélène Lafon commentent les images en leur laissant une sorte de vie autonome, un mouvement qui trouve sa source et son accomplissement entre le proche de la description et le lointain de la fiction. Les mots fonctionnent en appel ou en rappel d’images, comme une silhouette dissimulée derrière un rideau, au risque de tutoyer le vide : « Il a compris que son père était perdu le jour où, en arrivant chez lui à l’improviste, vers cinq heures, il l’a trouvé debout devant la fenêtre du salon, lumières éteintes. On était au début de novembre, il faisait presque nuit. Son père ne l’avait pas entendu. Il était habillé comme pour sortir, avec sa parka fourrée et ses chaussures de ville. Il a dû sentir une présence, il s’est retourné et il l’a regardé sans rien dire. » 

Éric Courtet et Marie-Hélène Lafon | Ils restent.
© Éric Courtet

Ils restent. Le titre est un brin énigmatique. Qui reste ? Le père près du fils ? Le fils après le père ? Auprès du père ? Le lien filial se confond souvent avec un lien social : une passion commune, supporter de foot, la même équipe évidemment ; un métier choisi (voulu ?) par le fils qui continue celui du père. Pas simplement médecin comme papa, oh non : boucher, paysan…

Partout entre les photographies de « couples » fils/père, surgissent des images d’arbres, des branches comme des promesses de mains tendues et des racines comme des symboles de filiations, la profondeur du passé laissant deviner le présent qui s’élance, imparfaitement, immuablement : tortueusement.

Aucune image ne peut réellement montrer le sentiment qu’un fils porte à son père, aucun mot ne peut vraiment le dire ; seul, peut-être, un geste sera saisi, comme le témoin d’une présence invisible que l’on sent à côté de soi : « Il dit qu’il n’a jamais appelé son père papa. Il ajoute, en tous cas, le jour où j’ai téléphoné pour dire que j’étais reçu au CAPES, c’est lui qui a décroché, ce qu’il ne faisait que très rarement à cette époque-là, dans les années quatre-vingt-dix, j’ai été surpris en reconnaissant sa voix et j’ai dit, papa je suis reçu.

Il raconte, il est assis, il se penche, et ses mains se nouent sur ses cuisses. » Naissance d’un fil(s) ?