Dans un passage de son quatrième roman, La source des fantômes, Yamina Benahmed Daho, ou sa narratrice, explique qu’elle ne lit que des ouvrages concernant l’histoire de l’industrie et des technologies au XIXe siècle. On l’avait senti en lisant À la machine, histoire de Barthélemy Thimonnier, inventeur oublié de la machine à coudre. Dans ce roman apparaissait aussi la mère de l’auteur, qui cousait à domicile. Une mère présente dans cette Source des fantômes, qui se déroule en Vendée.
La source se nomme Aïn, en arabe. Aïn Témouchent est le terreau de la famille. Nul n’y est retourné, sinon les parents, une fois, vers 1970, pour récupérer, entre autres objets, la machine à coudre Singer. Pour la narratrice, dont les racines sont enterrées loin, écrire est le recours : « Enfant, j’ai accueilli le réel découpé en fragments chaotiques, et j’ai passé le reste de ma vie à tenter de lui restituer sa structure originelle ». Laquelle passe d’abord par un espace et un temps.
Yamina Benahmed Daho est une romancière qui pose d’abord un cadre spatial, aussi bien dans sa réalité géographique que dans les jeux d’enfant qu’elle raconte. Sa Vendée n’a rien à voir avec celle que chante ou professe un bateleur aimant le grand spectacle, les sous qui vont avec, et les chouans au cœur rouge. C’est une région ouvrière, autour de Fontayne (l’anagramme est facile), au sud de La Roche-sur-Yon. C’est la Vendée diverse, surprenante, que décrivait François Beaune dans l’excellent Vie de Gérard en Occident.
La narratrice place les lieux selon les points cardinaux, installe les personnages au cœur d’un petit lotissement pavillonnaire, et présente ces gens arrivés des HLM ou d’ailleurs, pour vivre ce rêve dont parlent Sophie Divry ou Gaëlle Bantegnie dont France 80 a paru chez le même éditeur. La famille Benali vient de plus loin. Du moins le père et la mère. Tous deux sont nés en Algérie. Ils l’ont quittée vers 1962. Le père avait été harki. Il était devenu persona non grata dans son pays natal. Pour le dire avec les mots de la narratrice : « Leur exil est l’histoire muette d’un effacement ». Les enfants, Djalil, Linda et la narratrice, sont nés sur le sol français. De leurs origines, ils savent très peu de chose. Quelques photos leur en donnent une idée, des objets, dont la fameuse machine à coudre, des gestes et des paroles. La langue est la trace la plus vive du passé. Une langue parfois énigmatique, souvent amusante, toujours inventive. La narratrice, qui aime écouter, découvrir et apprendre, relève les mots de la mère ou du père, s’interroge avant d’analyser un « Tchoupine » ou un « Quittoi ». Cette langue savoureuse est aussi notre langue puisque le français est le fragnol de Lydie Salvayre ou ce francarabe ou le français venu d’ailleurs qui ne connaît pas les frontières et encore moins les préjugés. Une scène émouvante le montre en train de chanter sa vie, devant un cassettophone, tandis que la narratrice donne la mesure, le rythme, sur une darbouka. Le « francarabe » des parents n’est pas son seul champ d’investigation. La langue managériale, celle des cost killers en est l’opposé exact. Elle n’a aucune musique, aucune vie ; elle sert à éluder, à grand renfort d’ellipses, de litotes, à travers un sens tordu, à dessein. C’est la langue des années 1980 et suivantes.
La source des fantômes commence en effet en ces années-là, pour s’achever de nos jours. C’est le moment des espoirs, des illusions liées à l’accession de François Mitterrand au pouvoir. C’est l’époque aussi de l’argent roi, qu’il soit distribué sur de clinquants plateaux de télévision, dans « Le juste prix » ou « La roue de la fortune », ou à des patrons et actionnaires qui se chargent de le faire sortir de Vendée et d’ailleurs, en transférant les usines en Bulgarie (après 1989) ou dans d’autres pays où les salaires sont plus réduits. C’est donc, pour les habitants de Fontayne, qui souvent travaillent à La Fabrique, dans l’usine de roulements à bille, le temps des désillusions, du désespoir et de l’abandon. On connaît la suite : de Thionville à Pithiviers, où la narratrice obtiendra, en 2008, son premier poste de professeure de français, la liste est longue des usines fermées.
Le lieu et l’époque clairement indiqués, le roman met en scène de petites communautés : celle de la famille Benali, autour d’un père à la fois lumineux et secret, celle des enfants qui jouent, des adolescents et jeunes adultes qui s’ennuient, cherchent leur voie et connaissent le chômage ou la précarité qui durent. On traine autour des voitures, on fait la fête, des couples se font, se défont. Les adultes de ce petit lotissement ressemblent aux adultes de tous les lotissements, de tout un pays : certains d’entre eux n’ont pas supporté la défaite en Indochine, et c’est le jeune Thierry traité de sale Viet, plus fréquemment c’est la perte de l’Algérie qui leur reste comme un os au travers du gosier, et les « crouilles », « bicots » et autres injures sortent du même gosier, et d’autres. L’histoire n’est pas terminée quand le roman s’achève, et encore moins lorsque, le nez levé du livre, on écoute ce qui se dit aujourd’hui. La guerre d’Algérie continue. De l’un des protagonistes, on lit qu’il est « tellement traumatisé par la guerre que sa colère a perdu toute puissance, elle a pris la forme d’un dégoût, celui-là même qui a conduit l’armée défaite en Indochine à prendre une revanche en Algérie ».
Le père est pourtant une victime de cette guerre, comme bien d’autres. Brigitte Giraud le racontait aussi dans Un loup pour l’homme. Il a connu les nuits à veiller dans la campagne, il a vécu la peur, le dégoût, l’horreur : il a vu les pendus lors de patrouilles. Il a encore du mal à dormir et son entrain, sa joie, cachent mal ce qui est resté en lui de ce temps. Son enfance, simple et lumineuse, a été détruite. Quand sa fille interprète le rôle d’Harpagon lors du spectacle de fin d’année, en CM2, il endosse le vieil uniforme qu’il n’avait plus jamais porté. La scène, qui mêle des répliques de Molière dites sous le costume du héros et cette parade irréelle du père, est à la fois étrange et bouleversante.
L’exilé traumatisé a construit ailleurs, avec sa femme et ses enfants, avec ce camion aménagé en « camion de restauration ambulante » grâce auquel il sustente les jeunes sortant affamés et un peu ivres des discothèques. Il a été maçon, et donc un « Arabe inoffensif et serviable» qui travaille, il ne veut plus dépendre de quiconque, sinon de la banque à laquelle il rembourse le crédit du camion.
La famille est unie, l’enfant apprend à son père à écrire son nom, qui, en majuscules comme tous les autres, surprend sur la boîte aux lettres. Il est différent des noms des locaux dont les origines se situent tout au plus dans un rayon de cinquante kilomètres. On parle avec les policiers qui patrouillent, on se comprend, surtout quand on évoque la guerre. Mais pas seulement. Un épisode mettant en scène un gardien de la paix met en lumière, de façon vivante, concrète, comment il est devenu « un prolétaire de la fonction publique ». La vision politique clairement engagée de l’auteure n’exclut pas la nuance, et le gris en a beaucoup.
Où est la source ? Sans doute dans ces pages qui rendent à des anonymes, des êtres sans histoire, leur dignité, leur beauté.