Si beaucoup d’écrivaines et de femmes artistes passent tout naturellement à la postérité, il en est d’autres dont la gloire se ternit rapidement après leur disparition, plongeant leurs œuvres dans l’oubli. Mais les choses sont en passe de changer, bien des noms ressortent actuellement de l’ombre, dont celui d’autrices étrangères qui accèdent même enfin à une traduction (ou une retraduction) en français. Les éditions José Corti ont ainsi l’heureuse idée de remettre deux femmes en lumière, grâce au talent de leurs traductrices, Catherine Fagnot et Marie-France de Palacio : Hedwig Dohm (1831-1919), féministe allemande pionnière du droit de vote (accordé aux femmes outre-Rhin en 1918), et Adelheid Duvanel (1936-1996) qui vécut en Suisse un siècle plus tard, impressionnante par la force et la poésie douloureuse de son œuvre. Le sempiternel débat sur l’existence réelle ou supposée d’une littérature « féminine » étant de peu d’intérêt, c’est la qualité de leurs écrits qui rend aujourd’hui à ces deux femmes leur juste place.
En 2018, Shoshana Rappaport-Jaccottet rendait compte pour En attendant Nadeau de Délai de grâce, premier texte d’Adelheid Duvanel traduit en français aux éditions Vies parallèles. Elle visait juste en intitulant son article « Du droit d’être inapte à la vie », et elle écrivait alors : « Désemparés, dérivant sur un sol qui se dérobe, ses fragiles personnages se démènent dans un quotidien bancal, sans aspérité autre à offrir que celle de leur corps, de leur tangible humanité qui s’échine à être ». Ce même désarroi existentiel irrigue la quarantaine de courts récits publiés sous le titre générique de l’un d’entre eux, La maison disparue, métaphore du manque, de la perte fondamentale qui interroge et fracture les personnages. On y trouve de brèves descriptions qui souvent rappellent la technique d’aquarellistes ou de miniaturistes, prompts à saisir détails et mouvements : rien d’étonnant, Adelheid Duvanel savait aussi manier couleurs et pinceaux, et voir au-delà de la surface des choses. Les troubles schizophréniques qui l’ont affectée sa vie durant, l’usage de drogues ou de psychotropes, ne sont sans doute pas étrangers à l’acuité de ses sens, à la vigueur de ses pulsions créatrices. Et si son œuvre picturale évoque évidemment l’art brut, ses écrits ne peuvent que faire songer à Regina Ullmann ou à Robert Walser, victimes comme elle de dépressions et de dérèglements psychiques.
La prose d’Adelheid Duvanel traduit en mots un flamboiement d’images, on y voit des corps toujours en mouvement, des personnages récurrents comme ces petites filles rarement gracieuses, vaguement menaçantes : « Je me méfie des enfants ; leurs yeux candides et leurs petites voix grêles masquent le fait qu’ils nous percent à jour » (« La petite fille »). Leurs figures se confrontent à ce qu’elles deviennent avec l’âge, marquées par la maladie, proches de la mort. Aucune histoire ne saurait bien finir dans cette vie où leur créatrice s’insère si mal, dont elle s’obstine à chercher le sens sans pouvoir s’en remettre au Dieu qu’on lui a fait connaître dans son enfance, mais qu’elle maudit aujourd’hui.
Les personnages courent, comme pour échapper à des dangers mal identifiés, telle cette jeune fille qui bondit comme un lapin, jusqu’à n’en plus pouvoir, et dont les mots semblent droit sortis de la bouche de l’autrice : « je peins des images de ma vie, laquelle est plus mauvaise que mes images » (« Petit lapin dans la fosse »). Avec toute la clairvoyance dont sont capables les êtres hypersensibles, Adelheid Duvanel semble en effet traquer sa propre vie dans l’univers mouvant et onirique de ses visions contrôlées, se cacher dans les mots de ses personnages, glisser furtivement une confidence bien sentie : « Mon enfance n’était pas malheureuse, mais j’étais une enfant malheureuse » (« Voyages »). Serait-ce son futur destin qu’elle entrevoit lorsqu’elle intitule une nouvelle « Suicide », ou qu’elle écrit : « Madame Natter avala – par méprise – des tranquillisants de voyage au lieu de somnifères : elle voulait se suicider » (« Séance de lecture ») ? Brusques départs, fugues, à la manière d’enfants qui tout à coup ne sont plus là, sans prévenir : Adelheid Duvanel ressemble fort à cette Agnes qui « était à la recherche de quelque chose qui n’existe pas » (« La mère, la fille, le policier »). Pour se rassurer, il faudrait une maison, un coin à soi avec une table où s’accouder, mais il n’est pas donné à tout le monde de « savoir habiter », ni même de repérer l’endroit où poser ses valises.
Les trouvailles abondent, comme dans « Le violoncelle » qui clôt le recueil : « Le ciel est le cerveau de la ville ; il a des idées noires, est insouciant ou ne pense à rien. » Le ciel vit donc, comme les humains. Un arbre peut nous voir, des miroirs scintillent dans les champs de blé, effrayant des oiseaux noirs, « le brouillard est pire que de grosses cordes qui seraient enroulées autour des maisons » : la poésie fuse partout, sauvage, elle force la plume qui va la discipliner. Le vent est un félin, qui « avec ses griffes tire violemment sur les fils téléphoniques » (« Sur l’île »). Ailleurs, il « saisit les arbres à la nuque et les secoue » (« Le cri »). Un chat se nourrit de billets de banque, une femme jette ses déchets aux cactus pour qu’ils les mangent, une autre se voit en rêve partant le soir chasser ses proies, la mère d’un enfant aveugle raconte avoir vu le garde champêtre abattre des enfants dans l’herbe haute : délire, hallucinations ? Peut-être, mais comment oublier ces pages, la force et l’authenticité de ces courtes nouvelles, la personnalité torturée, mais désespérément vivante de leur créatrice qui trouva dans l’écriture un exutoire à sa folie, construisit patiemment un monde où explosaient ses talents de peintre et d’écrivaine, ajoutant ainsi à la littérature une page incandescente et originale ?
Adelheid Duvanel voit et décrit minutieusement un univers poétique, menaçant, rarement rassurant, où le désir de vivre bute inexorablement sur un obstacle qui obstrue sa route, au plus proche d’elle-même. En passant de nouvelle en nouvelle comme on le ferait pour les tableaux d’une exposition, on voit se constituer dans les textes et entre eux, dans ce qui n’est pas encore raconté, vient de l’être ou ne le sera jamais, un univers coloré, parfois noir ou en demi-teinte. À suivre ce chemin, le lecteur apprend vite à retrouver un quotidien qu’il connaît bien, même s’il n’est pas affligé des mêmes maux que l’autrice.
Le ton change avec Hedwig Dohm, engagée dans la vie sociale et les combats de son temps alors que les femmes étaient assignées à un rôle subalterne strictement défini. Ses prises de position et ses nombreux articles en faveur de l’émancipation ne l’empêchèrent cependant pas de développer une vie intérieure riche, de s’essayer à une écriture plus personnelle nourrie de ses lectures, de ses rencontres, et surtout de ses sentiments intimes auxquels sa vie d’épouse et ses engagements militants accordaient trop peu d’espace.
Son livre est le récit d’une passion, aux deux sens du terme. D’abord de la passion amoureuse tardivement découverte et impossible à vivre pour le personnage d’Agnès Schmidt, une femme que la société bourgeoise a enfermée dans sa fonction de fille, puis d’épouse, de mère et de grand-mère. Parallèlement à sa prise de conscience et à son désir d’exister pour elle-même, commence sa chute dans la maladie, la folie, la mort. Agnès franchit toutes les étapes de la douleur, vit dans sa chair la passion quasi christique d’une femme sacrifiée, qui sent trop tard naître en elle la féminité qu’on a étouffée. Sa vie lui apparaît d’autant plus vide que ses filles, consentant à leur tour à leur destin d’épouses et de mères, n’ont plus besoin d’elle, que ses petits-enfants qu’elle ne connaît guère n’ont pour elle qu’une affection de façade, et que ses gendres semblent attendre poliment sa mort – et surtout l’argent de l’assurance-vie qu’elle a hérité de son défunt mari.
Voilà pour le côté sordide. Mais un autre souffle anime ce récit, celui qui parcourt l’art, la musique et la littérature de cette fin de siècle, qui passe par Nietzsche, Hofmannsthal, Richard Strauss, et fait chatoyer dans la noirceur même de la mort les couleurs flamboyantes d’une résurrection plus dionysiaque que chrétienne : Agnès, telle un phénix, pourrait alors renaître de ses cendres et accéder à la vraie vie.
Le livre commence dans l’asile psychiatrique des environs de Berlin où elle séjourne. La psychiatrie est en effet reine en cette fin de XIXe siècle, de la Salpêtrière parisienne à la Charité berlinoise, des femmes hâtivement qualifiées d’« hystériques » sont enfermées, étudiées, « soignées ». Les médecins publient, la société cultivée découvre avidement les nouvelles théories, la psychanalyse est en train de naître… Le docteur Behrend, imaginé par Hedwig Dohm, est plutôt un neurologue traditionnel, incapable de poser le bon diagnostic sur la maladie mentale d’Agnès Schmidt, sur le rôle joué par le voyage en Italie qu’elle a entrepris après la mort de son mari, attirée par le Sud comme peut l’être celle qui par dérision se voit comme une « vieille Mignon »… Sa rencontre avec un jeune médecin lors d’une escapade à Capri est pourtant la clef de tout, à la fois source de sa démence et possibilité de sa guérison. Car Agnès, du plus profond de son délire, a mieux compris que ceux qui la soignent que la femme qui émerge en elle depuis son veuvage ne coïncide plus avec celle qu’elle a été jusqu’ici – et continue d’être malgré tout. Schizophrénie, dédoublement de personnalité : la nouvelle Agnès désormais « [se] cache dans une peau étrangère ».
Est-ce scandaleux ou non pour une femme de découvrir l’amour et la séduction alors que la vieillesse est arrivée ? La réponse ne sera pas la même pour Hedwig Dohm, qui a défendu des idées avancées en matière de psychologie et d’éducation, que pour la société d’alors ou pour le docteur Behrend, dont le raisonnement scientifique n’outrepasse jamais les limites de la bienséance. Ce qui a empêché Agnès de perdre totalement la raison, c’est le journal auquel elle a confié ses peines et son désir de vivre, et qu’elle donne à lire à son neurologue : « Je combats pour ma volonté, pour mon ‘moi-même ’, pour mon ‘ Je ’ ». Cette auto-analyse est une forme de thérapie dont l’intérêt échappe évidemment au médecin, mais elle est aussi une pièce maîtresse dans l’architecture de la nouvelle dont elle constitue le centre, le monde de l’hôpital servant de cadre.
Ce texte publié en 1894 avait donc tout pour provoquer, ou bien l’approbation des citoyens progressistes et des « féministes » déjà nombreuses en cette fin de siècle, ou bien l’émoi des éléments conservateurs, plus nombreux encore, y compris parmi les forces dites progressistes, voire révolutionnaires. Inutile d’insister longuement aujourd’hui sur son contenu idéologique : mais ce qu’il dit, il le dit bien. Car c’est là sans doute l’aspect le plus intéressant pour les lecteurs des années 2020 : le message ne prend pas la forme d’une critique, d’une revendication ou d’une diatribe comme Hedwig Dohm a pu en écrire, mais d’une œuvre littéraire voulue et construite comme telle, en prise avec les préoccupations de son époque, avec la musique, la prose et la poésie du tournant du siècle. Ce qui n’empêche pas l’autrice de se montrer visionnaire, de se savoir en avance sur son temps, faisant parler ainsi son héroïne : « Le meurtre de l’âme. Qui l’a commis ? Personne. Tout le monde. Mes parents ? Mon mari ? Non. Ils sont innocents. Tout vient de ce que je suis née cent ans trop tôt. »