Aujourd’hui, notre chronique consacrée aux expositions d’arts visuels se rend au château d’Oiron, dans le département des Deux-Sèvres, puis dans l’abbaye royale de Fontevraud, dans le département du Maine-et-Loire.
10, rue du Château, Plaine-et-Vallées – Le château d’Oiron a vieilli. Non l’édifice lui-même, qui est toujours d’époque – de différentes époques –, mais les œuvres d’art contemporain qui y ont été installées il y a tout juste trente ans. Quelques-unes, pas toutes, se sont en quelque sorte fondues dans le décor. Dans la salle d’armes, les Corps en morceaux (1991-1993) de Daniel Spoerri, par exemple, tiennent leur rang de triomphes sans déparer avec ceux de leurs illustres prédécesseurs, de même que les fourches qu’a plantées dans les murs de la salle des jacqueries Braco Dimitrijevic en 1992 renvoient à de trop lointaines révoltes (Triptychos Post Historicus ou la Dernière Bataille de Paolo Uccello). Est-ce l’effet du temps ou bien celui de l’âge ?
Le début des années 1990 était propice aux expérimentations et on ne craignait pas d’y soumettre les animaux. On se souvient peut-être qu’en formolant un requin Damien Hirst faisait alors sensation à Londres. Sensation passablement dissipée depuis, et sans doute ne se souvient-on pas qu’à Oiron Toni Grand stratifiait trois ans plus tôt des anguilles pour les ordonner en parallélépipède (Sans titre, 1988) ou que, parmi d’autres expériences bizarres, Thomas Grünfeld appariait un lièvre à des pattes de canard (Misfits, 1992). Dans le registre métamorphique, on peut admettre que la Corne de licorne (1993) de James Lee Byars reste impressionnante, davantage que les mues de serpent qu’y avait montées sur pointes de verre Giuseppe Penone (Muta, 1992), mais leur présentation dans des recoins rappelle étrangement les vieilles latrines fin de siècle où Ilya Kabakov avait installé son Concerto pour mouches en 1993.
Le résultat est dans tous les cas sensiblement le même : ces curiosités ont perdu de leur merveilleux, pour le dire en paraphrasant le titre, Curios & Mirabilia, donné à la collection permanente lors de sa constitution. Ce qui n’ôte rien à l’ambition initiale du projet, qui reste sans véritable équivalent, en dépit de ses nombreux avatars (quelques-uns, comme Chaumont, l’ont même éclipsé malgré un billet d’entrée très supérieur et une offre inégale). Et à une période où les possesseurs de châteaux privés pensent qu’en y dressant des tables garnies de homards et d’abricots en plastique on y fera revivre aux visiteurs le charme d’antan, dépatrimonialiser un monument historique en y injectant une forte dose d’art contemporain s’avère encore un parti pris plaisant. Simplement, la collection d’Oiron ne s’est guère renouvelée depuis qu’on en a eu l’idée, et une exposition temporaire comme celle de cet été, intitulée Matrimoine, manque singulièrement de cet heureux mélange d’esprit de rigueur et d’esprit de jeu qui lui avait donné naissance sous les auspices du Centre national des arts plastiques.
Le mélange perdure toutefois dans des pièces d’échelles aussi opposées que les minuscules Trichoptères (1993) d’Hubert Duprat, des tortillons d’or et de pierres précieuses fabriqués par ces larves aquatiques qui en font leurs chrysalides pour peu qu’on leur enseigne le goût des belles choses, et le Wall Drawings #752 (1994) de Sol Lewitt récemment restauré avec un soin extrême dans les appartements de Claude Gouffier qui, à la Renaissance, dota son château d’une collection aussi somptueuse que la galerie qu’il fit orner de fresques vouées à rivaliser avec celles de Fontainebleau. Ironiquement, donc, c’est la cohérence même de l’ensemble qui, en fin de compte, paraît nuire à son renouvellement, comme si l’écrin s’était en quelque sorte refermé sur les objets conçus pour s’en échapper.
Fontevraud-L’Abbaye – En comparaison, l’abbaye de Fontevraud est propre comme un sou neuf. C’est peu dire qu’on y a lustré le tuffeau : tout y est d’une blancheur à faire rougir la tour de Loudun circonvoisine, pourtant elle aussi joliment décapée ces dernières années. Pareille application du polissage tient moins du code du patrimoine que du dogme, qu’on songe à l’ancien (l’immaculée conception) ou au nouveau (le luxe photogénique). Car enfin, si des clients de l’hôtel occupant le prieuré Saint-Lazare se rendaient en peignoir à l’église abbatiale en y cherchant le spa, leurs pieds ne les détromperaient pas : on y a pavé la nef de dalles en travertin d’un lissé tel qu’à leur contact même des genoux de pénitents frémiraient d’opulence. On en oublierait presque qu’il y eut là une prison un siècle et demi durant, et qu’au Moyen Âge des lépreux logeaient au prieuré. Il faut croire que le ravalement vise justement à insinuer ce genre d’oubli. Le comble du luxe ne consiste-t-il pas à tout oublier, y compris soi-même ?
Opportunément, la petite église paroissiale qui se trouve sur le chemin des visiteurs rappelle qu’une façade, fût-elle de pierres crayeuses, peut conserver quelques traces historiques, et que même un bête mur peut se révéler d’une complexité intéressante pourvu qu’on ne le transforme pas en glacis. De manière plus retorse, l’élégant musée Cligman qu’accueille l’abbaye, lui aussi tout juste inauguré, abrite quelques pépites picturales, parmi lesquelles un très bel autoportrait de dos que son auteur, Henri de Toulouse-Lautrec, s’est littéralement ingénié à vicier en l’assortissant d’une méchante inscription rabelaisienne (on y est) : « Oh, que ce pet pue ». Évidemment, la scène jure un peu avec le rare intérieur de Jean-Baptiste Camille Corot qui lui fait pendant (Intérieur de cuisine à Mantes, 1855-1860), davantage, soit dit en passant, qu’avec la manière picturalement tout aussi leste des œuvres de Georges Kars (son Autoportrait de jeunesse ainsi que ses Joueurs d’échecs de 1944) ou de Jean Pougny (sa Nature morte au masque de 1946 et son Arlequin au loup blanc de 1950), que le musée de Fontevraud invite à découvrir.
Les combles, quant à eux, accueillent temporairement des estampes issues du Cabinet Rembrandt du couvent Sainte-Cécile de Grenoble qui les y expose de manière permanente depuis 2019. Occasion, là aussi, d’examiner un ensemble d’une qualité sans doute inégalée depuis l’exposition de 2006 au Petit Palais de Paris, qui prête un nombre significatif d’eaux-fortes, ainsi que la Fondation Custodia. Ger Luitjen, le directeur de cette vénérable institution d’amateurs d’art graphique, signale dans une courte présentation vidéo que l’un de ses détails favoris, dans l’œuvre gravé de Rembrandt, lui est un garçonnet allongé près d’une bobine de fil dévidée posant contre le sol son index. Debout au-dessus de lui, Le Christ prêchant (vers 1652), qu’écoutent attentivement les humbles, les riches, les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux – sauf l’enfant, donc, vers lequel le prêcheur dirige son regard extatique, ou courroucé.
L’attitude de l’enfant suffirait à concevoir à partir de l’art de Rembrandt une théorie qu’on pourrait appeler, pour aller vite, de l’écart consistant, laquelle serait également une entrée en matière dans la matière gravée du maître hollandais. Si l’on isolait par exemple, sur la même planche, les plis du manteau du Christ, on s’apercevrait qu’ils n’ont rien de délicat, mais qu’ils apparaissent au contraire couturés. Ce qui est cohérent avec un certain ordre de représentation du corps du martyr comme avec l’outil de cette même représentation, qui, si virtuose soit-il, n’autorise jamais, chez Rembrandt, le regardeur à oublier qu’une gravure à l’eau-forte s’obtient en rayant une surface vernissée sur laquelle vient mordre de l’acide.
De même, si l’on parvenait à décrire avec exactitude l’air de Clement de Jonghe dans la gravure que donne de lui Rembrandt en 1651, on atteindrait à quelque chose de son art ainsi qu’à quelque chose de la personne de De Jonghe. On ne connaîtrait pas mieux, cependant, ce que l’on croirait toucher, car l’image embrasse en fait deux réalités distinctes : celle, présente, de l’estampe elle-même, et celle d’un présent remontant du passé qui correspondrait, non seulement à l’homme ainsi dessiné tel qu’en lui-même, mais à celui-ci à ce moment-là, lorsque Rembrandt fit sa rencontre et décida d’en faire part. Ainsi, on aurait beau discerner le réseau sombre de la moitié gauche de son visage des traits légèrement posés sur sa moitié droite à la manière d’un lavis au-dessus d’un semis de points, on ne réussirait pas pour autant à comprendre que c’est de nouveau en couturant sa bouche et la commissure de ses lèvres que Rembrandt restitue à De Jonghe son indéfinissable sourire.
Qu’il use de courts traits, de lignes s’égarant, de fines boucles ou de petits points hasardeux, que ses hachures soient denses, espacées, régulières ou qu’elles se délitent jusqu’à s’entortiller, qu’il épargne la moitié de la plaque ou la sature au contraire, Rembrandt ne lâche jamais la forme pour le contenu ni le contenu pour la forme. Tout y est consistant, et excentrique. Le trait s’écarte du portrait pour lui revenir et réciproquement, en sorte que son art s’y montre tout aussi prolixe qu’abrégé : une attitude s’y résume à quelques notations qui semblent, pour cette raison, innombrables.
Paysan et paysanne marchant (vers 1634), la plus petite des eaux-fortes exposées, se prête particulièrement bien à cette vérification. On y lit successivement, entre les figures, la décision, la nécessité qui pousse à cette décision, et jusqu’à sa cause dans l’enfant que la femme porte sur son dos, masquant en partie l’homme qui se tient en retrait, à côté d’elle et sous son ombre. On lit dans sa façon de tenir sa canne l’habitude qu’elle a de marcher ; dans le bâton qu’il a passé dans sa ceinture, l’habitude qu’il a du danger. Il y a du mouvement parce que les lignes de son pied droit à lui s’embrouillent, l’intuition d’une terre gaste parce que son pied gauche à elle l’entraîne vers de maigres fleurs follettes. On pourrait y lire ensuite un dessin cahoteux par endroits et résolu à d’autres, ouvert à droite et clos à gauche, mais on ne ferait que relire ce qu’on a déjà lu – avec la même concentration.
L’exposition « Rembrandt en eau-forte » est présentée au musée d’art moderne de Fontevraud jusqu’au 24 septembre.