Déserter, le nouveau roman de Mathias Enard, alterne l’histoire d’un soldat en rupture d’une guerre contemporaine et celle d’un mathématicien allemand, de la montée du nazisme jusqu’à l’effondrement des États communistes. Les guerres mettent en dialogue ces deux récits, comme si l’Europe n’avait toujours pas fini de payer le prix de ses impérialismes et de ses idéologies. Dans ce livre assez court qui pose plus de questions qu’il n’assène de réponses, l’écriture de Mathias Enard se fait somptueuse et presque poétique. Peut-être parce que, quand la raison ne suffit plus, la littérature, la poésie, est le moyen qui reste pour appréhender ce qui nous arrive.
Entre mer et montagne, dans un pays méditerranéen, un homme se cache. Il est fatigué, il a faim, il a soif, froid la nuit, chaud le jour. Il pue : « sueur moisie […] crasse, boue, sang séché » et une « inexplicable » odeur de merde. Déserteur d’une guerre en arrière-plan, il cherche à gagner, au nord, une frontière. Mais avant, il fait étape dans une masure isolée appartenant à sa famille, où il allait cultiver, chasser et pêcher avec son père, un homme qui assommait les truites avec « la même force, la même vitesse que son geste lorsque tu morflais une énorme beigne qui te projetait à terre, la moitié de la face cuisante ». Le soldat est un homme simple, fruste, brutal : « avant la guerre, c’était un pauvre type dans une famille de pauvres types, dès le premier jour de la guerre il portait une arme, dès le premier jour, sans uniforme il portait déjà une arme, dès la première aube avec d’autres ils se battaient à mort ».
L’enjeu de ces quelques jours dans la montagne est pour lui de retrouver son humanité, ce qu’il a commencé à faire en désertant. Le chemin est ardu, jalonné de rencontres avec un âne, une femme, d’autres soldats, et parcouru autant dans le corps que dans la tête du déserteur. Ce premier récit est très physique, porté par les sensations, les odeurs en particulier, qui ramènent le soldat à l’enfance, au temps d’avant la guerre, à une sensibilité au monde qui l’écarte des horreurs commises en bande. L’écriture en est à la fois démantelée et charnelle, dense et défaite, en quasi vers libres, avec des retours à la ligne scandés par de nombreuses virgules, mais sans majuscules, comme si le texte lui-même, pour dire le délitement et le chaos de la guerre, perdait de sa structure.
On assiste à la lente reconstruction d’un homme, comme il remonterait une lourde charge sur une pente raide, avec toujours le risque de repartir en arrière. D’ailleurs, le trajet du soldat, comme de la femme qu’il finit par accompagner, est globalement ascendant, jusqu’à un château ruiné. Cette guerre n’est pas nommée ni fixée dans un pays précis. C’est la guerre en général, de celles où les civils trinquent, où l’on se martyrise entre voisins. On pense évidemment à la Yougoslavie et à l’Ukraine.
L’histoire du déserteur est intercalée dans une autre qui pourrait sembler son contraire : le récit d’un colloque en hommage à Paul Heudeber, génial mathématicien resté par conviction jusqu’au bout fidèle à la RDA, et noyé quelques années après sa fin. Dans la Méditerranée, justement. Au contraire du premier, ce deuxième récit est plein de références spatiales et temporelles l’inscrivant au cœur de la civilisation urbaine européenne, de Berlin à Weimar, en passant par Liège. Le colloque se déroule sur un bateau naviguant autour de Wannsee, en septembre 2001. Dans la ville emblématique de la guerre froide, sur le site de la conférence ayant entériné en 1942 la solution finale, le jour des attentats du World Trade Center, c’est l’Histoire que convoque Mathias Enard. Au sein d’un entrelacs d’événements et de relations amoureuses, politiques, professionnelles, racontées par les multiples voix des collègues de Paul, de sa compagne, Maja, et de sa fille Irina, une ambiguïté digne de John le Carré domine un texte qui se ramifie sans cesse, à la recherche d’une vérité fuyante.
En dépit de leur amour passionné, Paul vivait à l’Est et Maja à l’Ouest, leur fille faisant la navette de l’un à l’autre. Fervent communiste, Paul Heudeber était aussi critique vis-à-vis du gouvernement de la RDA. Maja, engagée auprès du SPD de Willy Brandt, avait de nombreuses liaisons.
Les souvenirs des uns et des autres, leurs semi-confessions, le récit reconstitué par Irina, soulèvent certains voiles sans éclairer toutes les ombres, accentuant peu à peu un désarroi qui répond à celui du déserteur. Buchenwald reste ainsi à la fois le lieu où Goethe rendait visite à Schiller écrivant Marie Stuart, et celui du camp de concentration. « Tout était mité, farci, imprégné de mensonge », conclut Irina. Bien qu’auteur d’une œuvre unique alliant mathématiques et poésie, qui lui a permis de supporter son internement, de ce mensonge Paul ne saura jamais vraiment s’extraire.
On peut lire Déserter comme la suggestion que les guerres récentes plongent leurs racines dans les faux-semblants de l’histoire européenne. Parmi les interrogations qui parsèment le texte, figure la question de ce que peuvent apporter les sciences face à la détresse morale que provoquent Buchenwald, Sebrenica, le 11-Septembre ou Boutcha. Paul, élève fictif de la grande mathématicienne réelle Emmy Noether, affirme : « elle m’a appris que les mathématiques étaient l’autre nom de l’espoir ». Et le texte poétique dans lequel le héros expose les conjectures qu’il a formulées à Buchenwald est un « croisement, au fond du XXe siècle, du désespoir historique avec l’espérance mathématique ». Pour un autre personnage, « les mathématiques étaient un sens […] et donc une façon de percevoir la nature ». En outre, comme dans Le passager et Stella Maris de Cormac McCarthy, les mathématiques semblent se situer au-dessus de la littérature, la dépasser, tout en lui étant liées. « Cette branche particulière des mathématiques qu’est la littérature et plus précisément la poésie qui est l’algèbre de la littérature » autorise Alma Sejdić, jeune femme bosniaque, à « regarder [s]on traumatisme en face ».
Mais mathématiques et littérature ne paraissent finalement pas avoir pesé aussi lourd que les déceptions historiques de Paul. Sa moitié de livre est traversée de figures tragiques, telle Maryam Mirzakhani, première femme Médaille Fields, le Nobel des mathématiques, en 2014 et décédée trois ans plus tard. Ou Nasiruddin Tusi, philosophe, mathématicien, astronome, contraint aux compromissions politiques, et témoin, en 1258, du sac de Bagdad, où « tous » les habitants furent passés au fil de l’épée.