Ingo Schulze est né en décembre 1962, alors que la RDA avait déjà treize ans d’existence et qu’elle venait de rendre encore plus hermétique sa frontière avec l’Ouest en érigeant le mur de Berlin. Jeune adulte lorsque celui-ci disparut, il vécut au quotidien la lente décomposition du pouvoir communiste, puis les espoirs de l’automne 1989, et enfin la difficile intégration de son ancienne patrie au territoire et aux structures économiques et politiques de sa sœur rivale la République fédérale, après cinquante ans de bras de fer entre l’Est et l’Ouest. Témoigner, sans doute, mais surtout bâtir, en s’appuyant sur son expérience, une œuvre littéraire qui mettrait au jour, sous le glacis des dates et des interprétations, une réalité plus authentique qui s’attacherait d’abord aux hommes et aux femmes emportés malgré eux par cette vague de l’Histoire : tel est le travail d’archéologie littéraire auquel s’est attaché dès le milieu des années 1990 l’écrivain dont paraît en français le nouveau roman, paru en 2020 en Allemagne.
Dans le sillage de ses grands prédécesseurs, Fontane ou Kleist par exemple, Ingo Schulze ancre solidement son roman De braves et honnêtes meurtriers dans un terroir dont il connaît les noms, les lieux, les reliefs et les couleurs, et où perce même parfois l’accent dialectal de ses personnages. On y voit Berlin, mais surtout la Saxe, son pays natal, avec Dresde traversée par l’Elbe, « pacifique Léviathan » néanmoins capable de se déchaîner en provoquant des inondations catastrophiques. Un jour qu’il aperçoit au loin les rochers de la Suisse saxonne et qu’il regarde le fleuve passer au couchant sous la « Merveille bleue », le célèbre pont de Dresde, le libraire Norbert Paulini, héros du roman, tombe littéralement en extase, au point de ne plus savoir qui il est, quelle langue il parle, pourquoi il est là. Auparavant, ajoute-t-il, « c’est seulement en lisant qu’il avait éprouvé cela » : n’y a-t-il donc au plus profond de ce grand lecteur aucune frontière entre la vie imaginaire qu’il trouve dans les livres et la vie réelle ?
Le sort de Paulini est lié au changement de statut politique radical qu’a connu en 1990 le pays auquel il est viscéralement attaché. Mais en choisissant pour héros un libraire spécialisé dans les livres anciens, l’auteur cible un aspect peu connu de la vie quotidienne dans une RDA qui voulait à la fois promouvoir la culture écrite et en contrôler étroitement la circulation : une telle politique ne pouvait que susciter l’engouement des lecteurs pour les livres d’occasion, leur méfiance envers les publications autorisées les orientant vers des éditions plus anciennes, et surtout moins surveillées. Une exposition à caractère pédagogique, intitulée « Leseland DDR » (la RDA, pays de la lecture), revint d’ailleurs en 2022, deux ans après la parution en Allemagne du présent livre d’Ingo Schulze, sur la vie culturelle paradoxale de la défunte république, et sur le rôle qu’y tinrent les publications écrites jusque dans sa chute. De braves et honnêtes meurtriers, en s’appuyant sur ce sort particulier fait aux livres, redonne vie à plusieurs décennies de l’histoire contemporaine, plus particulièrement à celles qui vont de l’année 1977, début de l’activité de Norbert Paulini dans sa librairie saxonne, jusqu’aux années 2000.
Le roman se compose de trois parties, totalement déséquilibrées puisque la première en occupe une bonne moitié alors que les deux suivantes, la dernière surtout, sont beaucoup plus courtes. Dans la première partie, un témoin qui restera longtemps anonyme raconte comment Paulini a repris et développé son commerce. Son récit commence comme un roman classique pour s’achever brusquement, au terme de nombreuses péripéties, sur une réplique inachevée qui abandonne le lecteur à sa perplexité. Dans la seconde partie, celui qu’on a toutes les raisons d’identifier avec le narrateur de la première revient sur son projet, sur les circonstances qui l’ont conduit à écrire, sur la place qu’il a prise dans les événements relatés où il était lui-même directement impliqué, faisant du magasin de Paulini une « île des bienheureux », vraisemblable référence à un titre célèbre (Wilhelm Heinse, Ardinghello et les îles bienheureuses, 1787) – mais le livre en contient beaucoup d’autres. On découvre que ce narrateur s’appelle Schultze, avec un t, comme s’il était un double ironique d’Ingo Schulze ; Schulze et Schultze étant les patronymes de Dupont et Dupond dans la version allemande de Tintin, on voit que le vrai Schulze ne dédaigne pas la plaisanterie… Mais l’intervention directe du narrateur/auteur dans le roman se révèle idéale aussi pour approfondir la relation de la littérature avec la vie, interroger sa vocation à dire la vérité et légitimer le droit qu’a l’écrivain de mentir ou d’inventer : Paulini n’a-t-il pas fait sienne la phrase de Novalis : « La poésie est le réel véritablement absolu. Plus c’est poétique, plus c’est vrai » ?
Dans la troisième partie, enfin, c’est l’éditrice de Schultze qui entre en scène et raconte comment elle l’a poussé à reprendre l’écriture de sa nouvelle, interrompue après une ultime entrevue avec Paulini, juste avant la mort de ce dernier lors d’une chute en montagne. Alors que la première partie s’achevait sur un interrogatoire de police, le libraire et son fils étant soupçonnés de liens avec l’extrême droite, la troisième partie se termine sur un entretien entre l’éditrice et le successeur de Paulini à la tête de la librairie : l’aspect policier de l’intrigue, fortement suggéré par le titre, restera pourtant sans réponse définitive. Difficile de savoir qui sont véritablement ces « braves et honnêtes meurtriers ». Et toutes les interrogations restent en suspens : jusqu’où Paulini, l’ancien citoyen de RDA, s’est-il impliqué dans les mouvements nationalistes renaissants, par amour de la langue allemande et aigri par ses déboires personnels ? Sa mort en montagne est-elle un accident ou un suicide (et, qui plus est, un double suicide commis avec sa compagne) ? Et s’il devait s’agir d’un crime, quel en serait l’auteur ?
En réalité, l’enjeu du livre n’est pas celui d’un roman policier. Si la reconstruction littéraire semble capituler, renoncer à expliquer la réalité telle qu’elle a été vécue (fût-ce en la restituant à sa manière), c’est que toute réponse est réductrice et qu’elle préfère laisser au lecteur le soin de tirer – ou pas – ses propres conclusions, de trouver son interprétation parmi les pistes que le texte a ouvertes pour lui. Car, en faisant de son héros un homme qui dévore ce que d’autres ont écrit et non un homme qui lui-même écrit, le roman d’Ingo Schulze, laissant de côté les éditeurs, rend hommage aux lecteurs plus qu’aux auteurs. C’est à eux qu’il confie les clefs du récit. Mieux, il fait d’eux les seuls dépositaires de la mémoire, les véritables gardiens de la littérature, car, comme le confesse celui qui tient la plume, « sans les Paulini de ce monde, ne serions-nous pas perdus ? »
Cet éloge de la lecture, sans laquelle la chose écrite n’aurait plus qu’à mourir, se comprend aussi en sens inverse : sans livres ni journaux, pas de lecteurs. C’est donc dans cette relation indispensable que se cache la réponse aux questions, la vérité que l’on recherche. Y compris la vérité historique, voire l’envie de dresser le bilan d’un pays qui n’est plus, comme la RDA. Ultime mise en garde, toutefois : ni la littérature ni la vie ne savent départager les bons et les méchants. S’entêter ne sert à rien, car il ne faut jamais oublier que « vous ne pouvez avoir Dieu sans le diable », comme le rappelle un jour Norbert Paulini à celui qui prétendait faire de lui un personnage de roman, et même écrire « une légende de Paulini », comme si sa RDA natale, une fois sortie de l’Histoire, faisait désormais partie de la mythologie.
Personnage ambigu, Paulini n’entre vraiment dans aucune case. Sans jamais faire de politique, sans participer à aucune manifestation (pas même aux grands rassemblements de l’automne 1989), il incarne l’opposition immuable à toute forme d’autorité et de censure. Sa dissidence à lui, c’est dans les livres qu’il la trouve et l’entretient, habitué à composer sans se compromettre avec le régime en place, se contentant d’éviter les pièges pour mener sa vie et son commerce comme il l’entend. La réunification aurait pu lui apporter un nouveau souffle en lui offrant la liberté d’entreprendre, en le débarrassant du regard de la Stasi incarné par sa propre femme, Viola. Mais cette nouvelle liberté ne tarde pas à se transformer en leurre : alors que l’ex-espionne Viola s’enrichit en achetant des salons de coiffure, Norbert Paulini se voit privé du lieu où il vit et entrepose ses livres, les anciens propriétaires venus de l’Ouest ayant fait valoir leurs droits. Un cas d’école pour tous ceux qui comme lui redécouvrent alors la vertu des titres notariés… Ainsi vit-il malgré lui cette hostilité tant de fois soulignée entre les anciens et les nouveaux citoyens de la République fédérale, les « Wessis » et les « Ossis » qui, longtemps après la réunification, ont encore les uns pour les autres un regard de défiance. Comme le prophétise Paulini, « lorsque les vainqueurs respecteront les temples et les dieux des vaincus, ils ne succomberont pas à leur propre victoire ».
À l’ordre qu’on ne supportait plus à l’Est, s’en est substitué un autre, qu’on a vite fait de ne pas mieux supporter. Il est vrai que l’affrontement entre partisans de l’ordre et partisans du changement a pris aujourd’hui d’autres couleurs. Peut-être existe-t-il en effet « de braves et honnêtes meurtriers », mais qui a tué qui dans ce grand bouleversement inter-allemand où chacun dut tenir son rôle à sa façon ? Comme dans les autres romans d’Ingo Schulze, la réunification de l’Allemagne constitue un point d’ancrage. Mais le personnage de Norbert Paulini ne se limite pas à être témoin, acteur ou jouet de l’Histoire. Revendiquant crânement l’héritage de Nietzsche et de son Gai savoir, il n’hésite bientôt plus à accaparer le titre de « Prince Vogelfrei » lorsqu’il convie ses clients à des réunions qui transforment sa boutique en salon littéraire. Libre comme l’oiseau, comme le dit le nom qu’il s’est choisi, il incarne la figure de l’éternel rebelle, toujours méfiant à l’égard de l’autorité, sûr de lui et un brin orgueilleux. En outre, ce solitaire en mal d’amour se lie difficilement, car l’appétit de lire prend chez lui toute la place : couché dans son enfance sur des piles de livres qui soutenaient son lit, il avait fini par faire corps avec eux, jusqu’à devenir à lui seul une gigantesque bibliothèque, à l’abri de toute censure. Et s’il n’a de cesse d’élargir insatiablement ses connaissances, c’est pour « savoir sur quoi on peut construire ». Car c’est aux seuls livres, cette somme de l’intelligence humaine, qu’il fait confiance.
Si le destin de Norbert Paulini est évidemment marqué par son identité d’ex-citoyen de la RDA, ses années passées à acheter et à vendre des livres, jointes à son impressionnante mémoire, le font changer de dimension. Traversant, presque impassible, les aléas de l’Histoire et les accidents de la vie, il en arrive à s’identifier avec la littérature, et trouve sa légitimité dans le fait même qu’il a délibérément renoncé à l’écriture au profit de sa boulimie de lecture : car « celui qui lui-même écrit n’est plus en mesure de vraiment lire ». Quant aux auteurs, empêtrés dans leur ego, coincés entre leur génie et leur désir de carrière, ils seraient trop souvent prêts à toutes les compromissions… Tant d’intransigeance ne mérite-t-elle pas, en effet, la mort ?