Histoires et échanges du R&B : entretien avec Rhoda Tchokokam

Directrice artistique, critique musicale, Rhoda Tchokokam publie avec Sensibles. Une histoire du R&B français le premier travail de fond sur une musique majeure de ces trente dernières années. L’ouvrage permet enfin d’aborder ces musiques et les artistes qui les ont produites au-delà des clichés et du mépris, en permettant de saisir la force de proposition esthétique et sociale d’une musique complexe. En restituant une part minorisée de la culture musicale française contemporaine, Rhoda Tchokokam invite à questionner l’appréhension de ces musiques souvent caricaturées pour retrouver bien des histoires passionnantes, entre Afrique, Amérique et Europe, banlieues, maisons de disques et sensibilités amoureuses aux parfums indirectement politiques. Pierre Tenne s’est entretenu avec elle.

Rhoda Tchokokam | Sensibles. Une histoire du R&B français. Audimat, 350 p., 20 €

Vous montrez que le R&B français émerge à partir de la fin des années 1980 dans un échange culturel intense entre les États-Unis, la France hexagonale, les Antilles et l’Afrique. Est-ce la première fois selon vous qu’on voit une musique naître d’un tel dialogue mondial entre les diasporas ?

Je pense que le zouk est un autre exemple de ce type d’échanges. C’est une musique qui est certes née en Guadeloupe, mais avec des contributions de musiciens martiniquais, ensuite enregistrée souvent à Paris, qui a fait un aller-retour entre Paris, l’Afrique et la Caraïbe avec l’afro-zouk. Côté lusophone, on a le kizomba, qui vient du zouk-love… Le zouk est une musique qui a connu également des allers-retours entre ce triangle formé par les Caraïbes, l’Afrique et l’Europe, en raison de la dispersion des diasporas africaines. 

Rhoda Tchokokam
Rhoda Tchokokam © Salwa Hilali

Le premier R&B français s’inspire en réalité d’un sous-genre de R&B états-unien, le new jack swing. Les artistes américains comme Teddy Riley ou Janet Jackson sont aujourd’hui très reconnus, ce qui n’est pas le cas des artistes français. Comment expliquez-vous ce décalage ? 

Je pense que le R&B n’a jamais été considéré en France par beaucoup de gens comme une musique très sérieuse. Il y a aussi, je crois, un manque de culture sur cette musique. Aux États-Unis, le rhythm and blues existe dès les années 1940. Au moment où le R&B arrive en France, il existe aux États-Unis l’adult contemporary, avec des artistes comme Luther Vandross ou Anita Baker. En France, les références restent alors les Supremes, Aretha Franklin, Marvin Gaye, la Motown…

Cette incompréhension du R&B américain a eu un impact très fort. Cela s’ajoute à une réception méprisante du R&B des années 1990, dont on dit qu’il s’agit d’artistes faisant principalement des refrains [1]. Cette inculture, parfois assumée, explique qu’on a souvent considéré que cette musique ne méritait pas d’être analysée. 

Ce qui est étonnant est de voir que le R&B américain de l’époque n’est pas plus considéré en France, alors qu’il jouit d’une reconnaissance forte de l’autre côté de l’Atlantique.

J’ai souhaité faire des entretiens avec des journalistes de R&B de l’époque – comme Kalengé Tafial, par exemple – pour comprendre tout cela. Une artiste telle que Mariah Carey était spécifiquement dénigrée : « c’est de la soupe, etc. » Ce genre de jugement est sans doute plus intense pour les artistes français, avec cette relation assez évidente entre les artistes, pour la plupart des Noir·e.s et des Maghrébin·e.s, et le passé esclavagiste et colonial de la France, qui conditionne la perception de ces artistes et de leurs créations. 

Vous développez également l’idée qu’une grande confusion entre R&B et rap a eu en France des conséquences importantes sur l’arrivée de cette musique dans les années 1990. 

Pour le new jack swing, il y a eu dès le début une confusion avec le rap, en raison de proximités fortes : sonorités, modes vestimentaires, etc. On présente à cette époque le new jack swing comme du rap, mais chanté. Par ailleurs, le rap a eu du mal à s’installer en France. Même s’il arrive dix ans avant le R&B, il faut attendre 1990 pour voir apparaître la première compilation de rap français [Rapattitude, produit par Benny Malapa pour Labelle Noir]. Quand le R&B émerge, c’est dans l’ombre du rap d’un côté ; et de l’autre, de la variété à cause du caractère chanté.

Résumons : voilà une musique chantée proche de la variété française, en plus de ça proche du hip-hop, en plus de ça faite par des Noirs et des Arabes, en plus de ça faite par des mecs de banlieue parisienne… Ces multiples niveaux d’incompréhension expliquent pourquoi, dès le départ, cette musique a eu des difficultés à toucher le public français.

Le R&B est l’une des premières musiques noires à arriver dans une France hexagonale où vit un nombre massif de personnes noires ou maghrébines. Ce n’était pas le cas au moment de la réception du jazz, du blues, ou même du rhythm and blues des années 1960. Cela peut-il expliquer aussi les décalages que vous évoquez ?

La spécificité est pour moi plutôt qu’il s’agit de la musique de la « première génération » des Noirs et Maghrébins nés en France. Les parents sont des immigrés et leurs enfants sont nés dans les années 1970. La musique qu’ils écoutent est un mélange de musiques africaines, américaines (notamment le zouk) et françaises. Il y a une importante histoire de l’acceptation des musiques africaines en France avant l’arrivée du zouk ou du R&B, avec des militants importants de cette cause qui ont créé les premiers festivals de musique africaine. 

D’où l’importance des MJC (maisons des jeunes et de la culture) dans la création de ce R&B : c’est l’une des découvertes majeures du livre de montrer que cette musique est spatialement produite dans et par les MJC. 

J’ai passé beaucoup de temps à me demander pourquoi le new jack swing a séduit les pionniers du R&B en France. J’en suis arrivée à m’interroger sur la formation des artistes français : où commençaient-ils ? Aux États-Unis, il y a une histoire assez claire, qui commence à l’église où les artistes apprennent à chanter dans les chorales, d’où la forte présence du gospel dans les musiques noires. En France, il n’y avait pas d’équivalent, mais la piste des MJC m’est vite apparue : à chaque entretien, revenait ce passage par les MJC qui étaient les premiers lieux où les artistes pouvaient toucher à des micros, former des groupes, faire des tournées grâce à des compétitions entre MJC qui étaient organisées à l’époque en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne. Cette spécificité bien française du R&B, auquel on reproche souvent de ne pas avoir d’histoire et d’être une simple imitation des États-Unis, permettait alors de dessiner une histoire très concrète.

Le new jack swing repose sur l’arrivée de boîtes à rythmes assez importantes dans l’histoire de nombreuses musiques contemporaines, comme la TR 808. En vous lisant, on comprend aussi que ces innovations technologiques à l’origine de la house, l’acid-house ou d’autres musiques électroniques, sont aussi au centre de ce R&B. Il me semble que ces liens instrumentaux entre le R&B et les musiques électroniques est assez peu connu aujourd’hui.

Je ne sais pas trop comment répondre à cette question… Quand je pense R&B, je pense aux musiques noires et la house est également une musique noire. On sait aujourd’hui que c’est une musique qui naît à Chicago dans les clubs fréquentés par des personnes noires et latinx, avant que des artistes blancs ne se l’approprient. C’est vrai que la house est peu citée dans l’histoire des musiques noires, y compris par les historiens noirs américains. Il s’agit peut-être d’une affaire de perception : la house naît dans des espaces noirs mais n’est pas considérée comme une musique noire, alors que le R&B est perçu comme une musique fondamentalement noire. 

Les thèmes des chansons de R&B français sont surtout l’amour, la sensualité et la sexualité. Ces préoccupations contreviennent totalement aux clichés sur le hip-hop, musique de revendication qui a sa part de brutalité, liée aux conditions de vie de la jeunesse des banlieues. Il y a une difficulté à être sensible pour ces artistes.

Tino, l’un des fondateurs de N’Groove, me disait qu’il avait grandi en banlieue, qu’il aurait pu parler de la dureté de la vie en banlieue, mais qu’il avait préféré parler de l’amour qui y existe bien sûr aussi. Il a considéré qu’il importait de parler de l’intime, de ce qui se passe à l’intérieur de lui-même plutôt que de ce qui se passe à l’extérieur. 

Jmi Sissoko m’a dit des choses similaires. Le R&B pouvait apparaître comme de la soupe par comparaison à la culture de dureté, de virilité liée aux masculinités des mecs noirs et maghrébins de banlieue. Les chanteurs de R&B voulaient parler d’évasion, de fêtes, d’amour. Je pense que c’est aussi exister que de parler de ces sujets-là et qu’on peut se demander si ce n’est pas se limiter que de ne parler que d’une certaine perception de soi-même, très déterminée par ce qui arrive de l’extérieur, en restant dans cette case du rap revendicatif fait par des mecs durs.

Vous évoquez parfois le collectif de hip-hop du Secteur Ä et tous les artistes de Sarcelles, qui à la fin des années 1990 incarnent énormément ce côté gangsta rap, très viriliste, mais où l’on retrouve malgré tout des liens très forts avec le R&B. Les liens entre les deux musiques restent très forts malgré tout…

Oui, mais à mes yeux quelqu’un qui apprécie le R&B peut être frustré en écoutant ce R&B viriliste. En France, il n’y a pas d’équivalent aux albums marquants de Janet Jackson (Control, Velvet Rope) ou de D’Angelo et Maxwell, qui traitent d’amour et de sexe de manière très directe. Dans le R&B français, il y a une frilosité importante : parler d’amour paraît déjà très chaud car on s’éloigne des thèmes du rap, mais alors parler de sexe… Les Poetic Lovers chantent « Faisons l’amour ce soir », mais ils le font en costume trois pièces… Il y a une forme de respectabilité très claire. Le lien avec le hip-hop explique en partie cela car il n’a pas permis à ces artistes de s’épanouir entièrement. En même temps, le hip-hop a participé à la stigmatisation du R&B, moins que les médias traditionnels mais plus directement au sein des communautés qui pouvaient écouter du R&B. 

Lorsque vous parlez du Secteur Ä, on peut penser à Singuila qui fait du R&B, mais à la façon du Secteur Ä ! C’est ouvertement misogyne et grossier… Tout cela est ambivalent : il faut parler d’amour, mais aussi de la rue, comme le montrent bien Matt Houston ou Aphrodisiac. On est toujours clivé entre deux positions : je suis sensible, mais je suis de la street !

"Sensibles. Une histoire du R&B français", de Rhoda Tchokokam
« Sensibles. Une histoire du R&B français », de Rhoda Tchokokam © Audimat/ Photo de Pierre Tenne

Vous évoquez les grands noms des artistes états-uniens : D’Angelo, Maxwell, et on pourrait citer Beyoncé, Erykah Badu, voire Rihanna. Ces artistes ont réussi à marquer les années 2010 par des albums de maturité particulièrement célébrés (Black Messiah de D’Angelo, Lemonade de Beyoncé, pour certains des plus connus). Votre livre se termine sur des années 2010 où vous montrez un R&B français presque éteint. On a l’impression, à l’inverse, que le R&B français n’a jamais réussi à sortir de ces thèmes et à parler d’autre chose que d’amour et de sexualité.

Je pense que vous vous trompez ! Un artiste comme D’Angelo est d’abord un artiste soul, et l’histoire de ce genre est extrêmement politique depuis longtemps : Curtis Mayfield, par exemple, avait une soul très politique. Même Marvin Gaye ! What’s Going on est un album très politique. Et surtout, à partir de 2013, l’émergence de Black Lives Matter aux États-Unis a un impact énorme : Black Messiah est sans doute le premier à s’engouffrer dans le mouvement, mais il est suivi par To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar, puis il y a l’album de Solange, A Seat at the Table, l’année d’après. C’est très important pour ces artistes de se situer politiquement à ce moment-là. En France, je ne sais pas s’il existe un moment pareil…

En même temps, l’histoire du R&B en France est complètement différente. Le ralentissement du R&B américain apparaît à la fin des années 2000 et au début des années 2010, mais il y a un rebond assez rapide avec des gens comme Miguel, Frank Ocean… qui relancent le genre. En France, ce ralentissement est important : la musique n’est toujours pas considérée, beaucoup de pionniers s’en vont et font d’autres genres de musique, dont le zouk, de nouveaux artistes qui font plutôt du R&B variétés, donc la musique devient un peu moins intéressante. C’est donc très complexe et je pense que les deux situations ne sont pas comparables. 

Enfin, je pense que la renaissance du R&B français a lieu, mais depuis trois ou quatre ans, essentiellement sur des espaces digitaux. Au milieu des années 2010, j’aurais du mal à citer une vingtaine d’artistes émergents tandis que je peux sans peine en citer une trentaine aujourd’hui ! 

En France, les rappeurs ont également massivement pris en charge une musique chantée plus légère et destinée à être dansée, avec le développement de la zumba, qui a beaucoup contribué à la notoriété d’artistes comme Jul ou Gims, voire Booba. Cela peut-il aussi expliquer que le R&B ait plus peiné à trouver une place dans les années 2010 ?

C’est une théorie qui revient souvent, avec également la question de l’autotune qui, en se popularisant à la fin des années 2000, aurait induit un remplacement des artistes de R&B sur les refrains. Cette théorie a motivé le chapitre 3 de mon livre car je suis en désaccord total avec elle. Je pense que le R&B ne s’est jamais construit comme genre grâce au hip-hop, parce que, dès les années 1990, il était compliqué d’avoir une carrière après avoir fait des refrains.

En réalité, c’est l’industrie musicale qui est la première responsable de cette disparition. Les maisons de disques n’ont jamais fait confiance aux pionniers du R&B qui avaient une proposition artistique notable, comme Vibe, Matt Houston, K-Reen et qui ne font plus d’albums après le milieu des années 2000. C’est donner un peu trop de crédit au rap que de considérer que ce sont les rappeurs qui, en chantant, ont tué la carrière des chanteurs et des chanteuses.

Vous décrivez en effet un univers professionnel très dur pour ces artistes, mais en réalité très rigoureux et constitué de passionnés. L’exemple de K-Reen, que vous développez longuement, est très parlant : c’est une artiste qui a énormément travaillé, réfléchi sa musique et son image. N’est-ce pas aussi ce qu’on oublie souvent à propos de ces artistes ?

Totalement ! Je pense qu’on parle rarement de musique lorsqu’on évoque le R&B français. L’angle choisi est souvent : « que sont-elles devenues ? » À l’époque, on leur demandait surtout d’où elles venaient, avec des questions surtout biographiques. Si on ne parle pas de musique, on ne peut pas comprendre l’intérêt qu’elle a… Idem pour les producteurs : quelqu’un comme Jean-Michel Rotin est un immense producteur de zouk et de R&B, Patrice Anoh a beaucoup importé à travers ses compilations de R&B de la fin des années 1990 et du début des années 2000, Sulee B Wax qui n’a pas produit que du rap mais aussi Hasheem ou K-Reen, ou encore les producteurs d’Ophélie Winter qui ont selon moi créé ce son du groove à la française…

Il y a dans votre livre un passage éloquent sur cette question du journalisme musical, lorsque vous évoquez le terme de « blackeries », utilisé par certains journalistes musicaux des années 1990-2000 pour désigner ces musiques. Il y a aussi un racisme important dans ces milieux.

Dans les années 1990, la plupart des artistes dont nous parlons signent dans des maisons de disques. C’est le cas de K-Reen chez Sensitive puis Tréma, d’Assia, de Melaaz. Jusqu’aux majors, tout le monde comprend que quelque chose d’important arrive avec le R&B. On les fait donc signer, mais leur premier album sort bien après : Melaaz signe en 1991, son album sort en 1995. C’est comme s’il fallait absolument en être, accompagner le mouvement du R&B, mais comme si personne n’avait la structure nécessaire pour développer ces artistes dont on ne sait pas quoi faire. Le terme « blackeries » désigne cela : il faut accompagner un mouvement musical important mais on n’a aucune considération pour ces artistes. Ce qu’on veut, c’est de l’argent, mais on ne sait pas comment en faire.

"Sensibles. Une histoire du R&B français", de Rhoda Tchokokam
China Moses, Festival Au grès du Jazz, La Petite Pierre, 2023 © CC BY-SA 4.0/ Mickaël Schauli / WikiCommons

Vous convoquez dans le livre l’afro-féminisme de bell hooks pour montrer que l’amour est toujours au cœur de toute révolte politique. Ces musiques-là apportent aussi par le sensible un rapport intime au politique, peut-être plus indirect que le rap conscient mais malgré tout important. 

J’évoquais bell hooks plus spécifiquement pour le zouk et le zouk-love, mais cela peut peut-être s’appliquer au R&B. Une artiste comme Aya Nakamura correspond particulièrement à cette question : elle ne va jamais parler de ce qui se passe politiquement en France, mais elle fait beaucoup de bien à son public. Lors de sa dernière série de concerts à Bercy, il y avait énormément de femmes noires dans le public, dans un état littéralement euphorique. Au-delà de ce qu’elle dit, la musique d’Aya Nakamura permet aux personnes qui l’écoutent d’accéder à des espaces politiques nouveaux. C’est un bon exemple car on voit bien que la politique n’est jamais abordée de manière aussi frontale que dans le hip-hop, mais elle est pourtant présente. Il faut aller la chercher ailleurs. Personne ne dira à Aya Nakamura qu’elle devrait parler de politique, mais ce qu’elle fait et ce qu’elle incarne est déjà politiquement suffisant. C’est une bulle d’air.

Quels sont les artistes R&B actuels, à part Aya Nakamura, qui méritent selon vous d’être particulièrement écoutés ?

J’en ai beaucoup en tête ! J’écoute beaucoup Astrønne, Helma, Kyma qui est un peu un Vibe version 2023. Dans les noms plus connus, il y a Enchantée Julia, Oscar Emch… Il y en a énormément, et je fais exprès de ne citer que des artistes indépendants et pas les artistes considérés comme appartenant à la pop urbaine – cette idée de pop urbaine étant en soi un très gros sujet – et qui n’ont pas besoin qu’on les cite. 47 Meow vient de sortir un EP magnifique, également. 


[1]   L’expression, dénigrante, désigne les chanteurs ou chanteuses qui interviennent sur les refrains de rap, fréquemment chantés, au contraire des couplets, rappés.