Le plus court chemin d’Antoine Wauters est un texte dense, vivant, vivace, qui se fraye un passage entre les mots et les choses de l’enfance.
Peu importe le commencement ou la fin, puisque le sentiment que cela dure depuis toujours reste chevillé au corps, aux mots, aux choses. Et puis d’ailleurs, peu importe que l’on mette un temps dessus, imparfait ou futur, puisque tout est toujours présent et que ce présent a un nom, un seul, et qu’il se confond avec un lieu, un seul. « Au fond, il n’est Pays que de l’enfance », écrivait Roland Barthes. Celui d’Antoine Wauters s’appelle Sprimont, un village de l’Ardenne belge, du côté de Comblain-au-Pont, non loin de Liège : « J’ai vécu jusqu’à mes dix-huit ans dans un petit village d’Ardenne, où mon imagination se trouve encore. Que je le veuille ou non, tout ce que j’écris vient de là : de quelques mètres carrés du hangar à poules de Papou, de l’odeur des fraises qu’il cultivait derrière l’église, face aux collines de Hoyemont, au-dessus de l’Ourthe et de l’Amblève, des silos à foin de la ferme de Jacques Martin, des bêtes sachant d’instinct trouver le bonheur, des machines agricoles défoncées par l’usage, dans le purin. »
L’image n’est pas belle, elle est juste, et juste là, comme tant d’autres dans le livre, elle est beaucoup plus et un peu moins qu’un souvenir, un tableautin d’odeurs et de sons. Ainsi va l’auteur, qui n’avance pas comme un autobiographe avance dans sa vie écrite, à coups de dates et d’événements, ne stagne pas dans l’idolâtrie d’un moment, non, il s’enfonce littéralement et insensiblement en enfance, remonte doucement à la surface, puis s’enfonce de nouveau : « Le village coiffait une crête balayée par les vents. L’hiver, ce n’était que congères et brouillards épais. Des épilobes… des marécages, des chemins tordus et biscornus… Lorsqu’on descendait encore, chênes et hêtres se refermaient sur nous. Et les haies vives. Et les taillis. Comme si la nature s’était passé le mot pour que nous y restions toujours, dans ce village. »
Le plus court chemin, selon Wauters, c’est bien sûr l’écriture. Une écriture précise et ductile, dense et vivace, qui nomme, désigne, sauve, et permet de revenir à l’essence même de l’enfance. Et même plus loin encore, au-delà ou en deçà des choses. Beauté et singularité d’une langue à elle-même étrange, étrangère : « Les mots fusaient, passaient et repassaient au-dessus de nous comme des poissons d’argent. On était sidérés. Les mots comme des poissons d’argent. Pas de phrases non. Des phares et des lumières. Des clartés. »
Que reste-t-il d’une enfance, de toutes les enfances ? Une Mémé émouvante et un Pépé aimé, des voisins proches et lointains, des copains aux surnoms pas piqués des hannetons, la silhouette d’une petite amie, une institutrice, madame K., qui fait tellement peur qu’on l’appelle Cheval, tous gens que l’auteur nomme avec dextérité, le Je jamais envahissant, bienveillant souvent, qui sait se projeter dans un Nous d’humilité, regarder en Eux aussi bien qu’avec Eux. Comme il ne peut, ne doit pas y avoir de différence entre une banale liste de « commissions » (« 1 x Petit beurre lu 1 x lait 1 x spéculoos… ») et la « joie toponymique » que recèlent les villages alentour : « My, Ny, Sy, Soy, Ozo… »
Au milieu de ces paysages, la mère, le « point fixe », celle à qui l’on écrit, celle que l’on continue d’écrire peut-être (le livre comme une longue lettre à…), celle que l’on regarde bouger, s’asseoir, celle autour de qui l’on tourne, et qui ne doit surtout pas disparaître du champ de vision : elle est morte, peut-être, sûrement, et puis non, elle réapparaît. Cette mère pourtant qui n’annule pas le père, et c’est là peut-être l’image la plus délicate du livre, ce qui rend son mouvement si attachant, si juste encore une fois : « Maman savait ce qu’elle disait, elle a toujours été une grande nostalgique, alors que Papa était plutôt une flèche tendue vers une succession de cibles, de buts. Quant à moi, je m’agite comme je peux entre les deux. Avec les armes et les blessures des deux. » Image que l’auteur ne parviendra pas à « reproduire », lorsqu’il grandira, séparé de sa femme, de ses enfants. Peut-être aperçoit-on ici l’ombre du récit, où l’espace-temps se scinde, comme deux inconciliables…
Parfois, affleure à la surface du texte une pointe de « c’était mieux avant », que l’auteur ne réprime pas, au contraire, il laisse aller son humeur là où elle doit aller, dans le creux des choses aimées et volatilisées, remplacées par d’autres, le regret de ce « monde classique » dont parlait Pasolini. Monde qui n’est plus du temps, mais de l’argent : « Quand Papa se met à passer à des marques de voitures allemandes, et que même Maman, sans s’en rendre compte, se met à rouler plus vite. »
Mais le vrai sujet, ou disons plutôt, le vrai thème, au sens musical, de ce livre est et reste l’écriture. Pourquoi ai-je commencé d’écrire ? que cherché-je dans cette écriture ? ne m’a-t-elle pas obligé à être un autre, que j’étais, n’étais pas : « Je n’étais pas destiné à écrire, mais à flotter. » L’écriture entre visibilité et invisibilité, mots et silence, piège et ouverture. Comme s’il y avait toujours à retrouver et retisser, retendre le fil entre le moi et le je, celui qui est passé de l’autre côté de l’écriture et celui qui n’est pas tout à fait entré dans la vie. Ultime moyen, ou manière, de retourner là d’où l’on vient. L’enfance, le pays : « Je ressens comme une certitude que l’écriture n’est pas une activité. C’est un pays, un lieu qui me devance et vers lequel je tends. Le seul endroit où l’on peut me trouver – et le seul où je me trouve. Partout ailleurs, je n’y suis pas. Je n’ai lieu que là. »