Prendre les noces par où elles se défont. Prendre la promesse de cette grande nuit par les plaintes qu’elle suscite. Voir, dans le secret de l’alcôve, un éventuel simulacre, un individu qui se dévoile, et, ce faisant, déchire le rêve tant attendu. C’est à la faveur de quelques mots trouvés dans des suppliques que l’historienne Aïcha Limbada explore les demandes de séparation portées massivement par des femmes devant les tribunaux ecclésiastiques. En particulier, les 148 procédures instruites par la Congrégation du Concile, entre 1880 et 1908, sous le nom de Libri decretorum, où se dévoile cette fameuse chute.
Le terrain avait été déjà pas mal défriché depuis Alain Corbin (Les filles de noce. Misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, Aubin, 1978), une première tentative d’historicisation de ce rituel à travers le prisme de la littérature et des manuels à l’adresse des fiancés. Cet ouvrage avait été précédé par les questions de Jean-Louis Flandrin dans Les amours paysannes (Gallimard/Julliard, 1975) où l’auteur s’interrogeait sur la mortalité en couches de très nombreuses femmes. Sans oublier le gros volume Histoire de la vie privée, dirigé par Michelle Perrot, notamment les chapitres sur la « construction du sujet » au cours du XIXe siècle, qui passe par une lente édification de l’intime, en somme.
C’est dans ce terreau que s’inscrit l’ouvrage d’Aïcha Limbada, par l’exploration serrée des métiers de l’aveu qui prêtent l’oreille aux confidences : médecins, prêtres, avocats ou juges, bien sûr, mais aussi toute une ribambelle d’essais médicaux, ouvrages de médecine légale, études jurisprudentielles, archives judiciaires qui parfois échouent dans la presse avide de faits explosifs. Dans la masse des conflits conjugaux, des récits de nuits de noces surnagent, des disputes, des violences se soldant parfois par une séparation. Mais les mots manquent, les règles du silence l’emportent. La littérature fait son miel de ces nuits de noces fantasmées selon le bon plaisir des amateurs de vaudevilles.
Si les temps forts de ce rituel sacré sont bien documentés – corbeilles de noces, cadeaux, bijoux et dentelles, cérémonie à l’église, repas et bal de noce –, tout s’arrête soudain le soir, devant la chambre à coucher, où il est interdit d’entrer et de voir, une hétérotopie de crise selon Michel Foucault, où le secret devra abriter les conciliabules, quels qu’ils soient.
Espace frontière, rien ne filtrera, sauf quelques fuites…
Pour l’historienne, la difficulté tient aux rares mots qui viennent jusqu’à nous pour dire l’amour, la séduction, le sexe et ses échecs. Car le corps ne se dit pas, le mot est absent du Code civil et du Code pénal, sauf en deux endroits, avec la « contrainte par corps » du Code pénal et la « séparation de corps » du Code civil. D’un côté, une appropriation de l’État, qui signifie simplement l’emprisonnement, la mise au cachot du corps ; et de l’autre, l’autorisation de disposer de son corps après avoir instruit une incapacité à répondre de sa santé ou de la dignité requise dans le mariage.
C’est dire que le pari de l’ouvrage est un défi. Et une aubaine en découvrant le tribunal d’appel romain pour les causes matrimoniales canoniques pendant la seconde moitié du XIXe siècle, qui se passionne pour cette nuit-là. Pourquoi la première nuit ? Pour que défaire l’union sacrée soit concevable, il faut examiner la première heure de l’union physique (après, il sera trop tard), comme une scène religieuse primordiale, juste au seuil du sacrement consommé, le corps-à-corps.
On voit ainsi les juges ecclésiastiques s’adonner à l’exploration des aveux auprès des épouses demanderesses, chercher à savoir à quel endroit s’est passée la première nuit du mariage, « s’il est vrai que les époux ont encouragé la vie conjugale par le partage du lit ». N’y avait-il pas un dos d’âne entre les deux places ? N’y avait-il pas un traversin entre vous et lui ? Les raisons avancées par les époux de ne pas avoir dormi ensemble sont nombreuses et variées. « Elle s’est élancée sur moi et m’a mordu à l’épaule », peut-on lire. Plus massivement, l’inimitié pour le conjoint fait séparation. « Elle exigeait que la porte reste ouverte, donnant sur la chambre parentale à côté ». C’est le moyen de répondre à l’exigence procédurale : avoir des témoins de « la non consommation sexuelle ». Alors les femmes de chambre sont envoyées pour relever les traces attendues : « je n’ai pas eu la peine de rien changer, je n’ai vu aucune tache ».
Les juges explorent longuement cette nuit de noces comme « un espace vrai » au regard du droit canon, un régime de véridiction qui fait parler et voir en même temps, enlaçant les traces des témoins et les descriptions ajustées à la demande. Et d’interroger l’épouse pour vérifier si elle était, au soir du mariage, « bien fixée sur la nature des rapports conjugaux ». « Saviez-vous en quoi consiste le devoir conjugal ? Comment s’est passée la première nuit de noces ? » Avez-vous reçu des instructions préalables avant le mariage ? Les juges doivent déterminer si le sacrement matrimonial, soit le plein consentement, durant la cérémonie des vœux est solide ou invalidable. L’auteure relève de nombreux témoignages sur l’ignorance des filles. Les proches et les témoins racontent leur version, « elle croyait que c’était pour faire le ménage ». Et d’en déduire que, pour avoir le droit de se séparer religieusement, passer pour une sotte permettait de parvenir à une nullité du mariage.
Parce que l’on sait que le droit canon porte haut la nuit de noces, et que ce n’est qu’à partir de cette nuit-là que les femmes (à l’origine de 80 % des recours) pourront crier « au secours », il ne faut pas s’étonner que les brefs récits de cette nuit produisent autant d’adaptations inventives et de feintes.
Car la nuit de noces qui vient à s’énoncer se tient à l’intérieur même des simulacres, de petits événements au cours desquels les individus dévoilent un peu des premiers jours de la vie maritale, la recherche de la faute du conjoint, le lien qui ne se fait pas, sans jamais nommer les choses. L’ouvrage montre que le montage du simulacre ne se fait pas n’importe comment. Il dispose les événements, vrais ou faux, en une version socialement acceptable à partir de contraintes. De là à présenter sa nuit de noces comme l’élément déclencheur du dysfonctionnement conjugal, il n’y a qu’un pas, que les demanderesses franchissent en invoquant un époux défaillant sexuellement dans le but de parvenir plus facilement à la séparation, notamment en considération des causes matrimoniales canoniques. Deux figures principales dominent alors : l’absence de relations sexuelles et les violences conjugales morales ou physiques exercées par le conjoint. Le viol est là, lourdement sous-entendu, il ne se dira pas nettement pour autant. Il ne se dira pas plus au cours du XXe siècle. Le viol est autant une arme de guerre qu’une arme domestique de longue durée.
Faut-il pour autant prendre au pied de la lettre ces discours si abondants sur cette fameuse nuit de noces ? Les mariages durant tout le XIXe siècle sont très massivement arrangés dans la grande bourgeoise, les familles combinent leurs intérêts, les compromis sont instruits savamment, si bien que la fameuse « nuit de noces » est la partie émergée d’un récit-iceberg qui cache le glacis familial dans l’obligation de ce mariage-là.
Ce pourquoi la fabrique du droit mériterait une vive attention. Ne sont-ce pas les procédures juridiques qui, à la faveur de ces extensions de sens, expulsent les récits et les lavent plus blanc que blanc ?
Ainsi, tout le langage du droit se superpose sans cesse à la question. La raison d’être de la curatelle au ventre – par exemple – consiste à prévenir du risque d’une suppression ou d’une substitution de « part » lors de l’héritage. « Il était à craindre qu’une femme enceinte, lors du décès de son mari, ne cherchât à supprimer son enfant pour conserver, par exemple, la fortune de son mari dont elle était le donataire, et aussi qu’une femme, qui n’était pas enceinte, ne supposât une grossesse afin d’enlever la fortune de son mari à ses héritiers et de la retenir pour se prévaloir du droit de jouissance légale au nom de son enfant, ou enfin que, dans le même but, elle ne substituât un enfant bien conformé à l’enfant mort-né ou non viable dont elle était accouchée », peut-on lire dans un arrêt de 1890. Ainsi, des matrones surveilleront les grossesses pour déjouer les ruses.
Aïcha Limbada montre combien le droit est un grand accumulateur, un condensateur de récits. Sur les devoirs réciproques des époux, par exemple, bien avant la loi de 1884 sur le divorce et les séparations de corps, l’ouvrage expose ces fameuses obligations : fidélité et secours, assistance et protection. Chacun doit veiller avec soin à ses actions ; ses écarts de conduite, la moindre imprudence, peuvent rejaillir sur la dignité du conjoint. Au sommet se tient l’infidélité conjugale. Soit. Mais les imprudences de conduite, les légèretés compromettantes, les manquements aux convenances du milieu social auquel appartiennent les époux, les atteintes à l’honneur domestique, sont également visibles et répréhensibles. « Il ne suffit pas que la femme observe ses devoirs de fidélité, si, par la bizarrerie de ses allures et l’étrangeté de ses agissements, elle laisse libre carrière à la malignité publique », précise un arrêt de 1881. Du regard porté sur sa silhouette, la fièvre monte et s’insinue sans vergogne sur son départ inattendu.
Quelque chose alors s’approche d’une intimité bafouée, humiliée, que les magistrats évoquent mais où la part d’invention est indécidable. L’étude d’Aïcha Limbada éclaire plus précisément cette seconde moitié du XIXe siècle, notamment cette jurisprudence du « fragment » qui émerge lentement. Bien que capsulés par des notions juridiques, on y sent des querelles, on suppose des jeux de réputations, l’ivrognerie se susurre, l’immixtion des beaux-parents juste indiquée, les tentatives de réconciliations signalées… Il en résulte un brouillard de sous-entendus des avatars de l’intimité, quelques mots du geste amoureux illégitime.
En définitive, le voile se lève succinctement sur les gestes admis ou proscrits, les propos blessants ou non, les attitudes, les griefs et vexations, les reproches amers. Mais le filtre des témoignages en justice reste épais. La saga des experts l’emporte sur la parole des femmes et des hommes.
C’est le problème posé à l’historienne et à l’historien, entre le silence et le non-dire, entre le dit et le non-éprouvé, entre l’écrit et ce qui est perçu et enduré. Les discours se succèdent en strate, leurs efforts pour extorquer de l’intime remarquable, la soif d’obtenir quelques aveux – pour suivre Michel Foucault – sont tout à fait étonnants. Il n’en reste pas moins que les mécanismes de l’énonciation à l’intérieur de ces rituels religieux et juridiques mériteraient plus d’espace pour comprendre « les mises en mots », leur accumulation, ce qu’ils donnent à voir.