En se souvenant d’un ami mort à l’âge de quarante-quatre ans en 1991, Nicole Lapierre revient à ses thèmes de prédilection. Anthropologue, elle nous a habitués à des entrées énigmatiques, comme lors de son travail précurseur sur les Juifs de Plock. Elle cherchait des récits de vie et le dernier survivant qu’elle ne parvenait pas à rencontrer s’avéra être un sourd-muet. Elle n’obtenait que « l’évocation du silence ». Son ami mort était juif, ou du moins le disait-il, un Juif né en Haïti, à la peau noire. Ce croisement l’a toujours beaucoup intéressée, elle en avait fait une « cause commune » dans un de ses derniers livres. « Ta mort, Ulysses, est une énigme », écrit-elle à son ami dans la longue lettre que constitue ce livre. Mais elle n’en fait pas le sujet. Elle s’adresse à son ami pour éclaircir le sens de sa vie tout aussi énigmatique. Elle fait de son récit un roman envoutant par sa quête, qu’elle offre à son personnage.
Ulysses Moïse préparait en Italie un colloque sur les minorités culturelles. Il avait invité plusieurs de ses vieux amis. Apparemment malade, il les rassurait en cette époque où sévissait le sida, mal maîtrisé et souvent honteux. Il ne cite pas cette maladie mais Nicole Lapierre y pense, d’autant qu’Ulysses, toujours aussi rassurant ces jours-là, finit par appeler une ambulance un soir, et par mourir trois jours plus tard dans « une de ces douces nuits romaines de printemps ».
Aimé de tous, pour sa fantaisie, sa gentillesse et son charme, il impressionnait quand il racontait sa vie mouvementée, son passé de marin déserteur qui a refusé la guerre au Vietnam, ou ses rencontres avec des stars du cinéma. Souvent, il laissait une impression étrange, que personne n’avait envie d’éclaircir, pas même ses amoureuses. Sylvianne, par exemple, voyait dans ses autobiographies romancées « une façon d’enchanter sa vie », elle parle de lui « avec indulgence et tendresse. ‘’Il offrait ses affabulations tels des bouquets de fleurs et je les recevais ainsi’’ ».
L’anthropologue ne ne se lance pas vraiment dans une enquête mémorielle, comme c’est la mode en ce moment. Elle se souvient, tout simplement. Elle parle d’Ulysses avec des amis qui l’ont connu. Quand le hasard ou les contraintes professionnelles font qu’elle passe à New York ou Haïti, elle ne peut pas ne pas penser à lui, à un voyage de 1987. Elle s’était rendue à New York pour enquêter sur les Juifs de Plock, et elle l’avait retrouvé, invité à un colloque. Ils ont marché ensemble dans la ville, elle était persuadée que c’était la ville de son enfance et de son adolescence, et « tu semblais y être de passage, plus que moi », écrit-elle. Quand, après sa mort, les choses font qu’elle se retrouve en des lieux et avec des personnes qu’il disait avoir connus ou fréquentés, elle est troublée. Certains ne se souviennent pas, d’autres racontent tout autre chose, notamment sa naissance et sa famille en Haïti. Petit à petit, une personne nouvelle émerge du texte, s’impose à son lecteur. Mystérieuse et captivante, elle invite à partager une intimité collective, surtout quand ses souvenirs, des musiques, des guerres ou des révolutions, appartiennent à toute une génération.
Nicole Lapierre nous livre des bribes de récits autobiographiques, ou plutôt une mémoire douce de ces années. Son évocation de « Nanterre la Folie », en 1968, est une des plus belles écrites – et il y en a beaucoup ! « L’amour était dans l’air mais l’heure était au militantisme. Quitter le ciel des idées pour la pâte sociale s’imposait, faire la révolution et bousculer la société était enivrant. Dans cette perspective on discutait jusque tard dans la nuit et on lisait jusqu’à plus soif. » Il y a eu le Mouvement du 22 mars, un groupe de 142 étudiants qui a occupé la salle du conseil de l’université pour obtenir la libération d’étudiants qui avaient brisé les vitrines de l’American Express en protestation contre la guerre au Vietnam. Ce fut le début d’une « révolution », et bien sûr, « tu affirmeras avoir participé à cette soirée historique, sans doute en le croyant sincèrement. Moi, je sais bien que ce n’est pas vrai. Gare au témoin ! », précise l’autrice qui raconte comment elle l’avait appelé ce soir-là, et qu’il avait préféré rester dans son lit.
Ulysses se révèle dans un portrait de groupe, à l’instar d’un personnage de Heinrich Böll, construit par ses anciens amis dont Nicole Lapierre nous peint les traits avec bienveillance et délicatesse, comme autant de cautions à leurs dires, à leur manière de voir ce dandy séducteur, juif, noir, avec un grand-père maternel rabbin et un père chinois… Il était différent, « tout le monde avait envie d’être gentil avec lui », écrit-elle. Il y a par exemple Martin, habitué de la Maison des sciences de l’homme, qui n’était pas étonné de ces origines, étant lui-même de souche vietnamienne et judéo-polonaise. Ça les avait rapprochés et ils jouaient de ces identités mêlées « pour désorienter les regards ». Ou bien Sarah qu’il a séduite à Nanterre, « elle avait trente ans un sublime teint de porcelaine sous une épaisse chevelure auburn et enseignait la sociologie. […] Elle était une pasionaria de velours ». vingt-trois ans, il faisait partie de ses étudiants. « Une jeune type très mince, très beau, très intelligent, se souvient-elle. » Il lui racontait ses aventures de mannequin occasionnel, lui parlait du monde de la mode et la fascinait. Il fut son amant, un moment. Ou encore Maïa, son amie qu’il lui présenta à l’université de Columbia, « bien jolie avec ses yeux verts en amande », ses cheveux bouclés et ses nombreux bracelets aux poignets. Quand il s’est absenté un moment, malgré les questions, elle a parlé d’elle et d’Haïti, pas d’Ulysses. À une question insistante sur Ulysses, « elle a eu une drôle d’expression, pas du tout espiègle cette fois ». Finalement, après des réponses évasives, elle a dit : « C’est un sacré dandy et un esprit farceur comme il y en a chez nous. »
De ces nombreux portraits, ressort le tableau d’une époque, de milieux aujourd’hui oubliés ou dénigrés, notamment la sensibilité anticolonialiste. Parmi eux, il y avait encore Omar, le seul ami qu’Ulysses ne semblait pas apprécier. Sénégalais, étudiant en cinéma à la Sorbonne, il fréquentait les grandes figures de l’anticolonialisme africain, mais surtout ses « aventures dans la galaxie de la contre-culture et ses tribulations dans les allées de la révolution » volaient la vedette à Ulysses. Mais, en 1977, il a été assassiné dans une prison sénégalaise où il avait été arbitrairement incarcéré par le régime de Senghor (soutenu par la France).
Cette promenade passionnante à travers les années 1960-1970 nous transmet un personnage en quête d’une Odyssée. Et pour le comprendre, parfois le dévoiler, Nicole Lapierre prend une autre direction. Elle l’emmène dans la littérature en s’appuyant sur le prénom qu’il s’est attribué lui-même.
Elle suit les mythes, interroge le poème d’Homère, s’intéresse à l’Ulysse de Giono, à celui de Joyce, puis cite Jankélévitch qui leur oppose celui de Dante « qui cingle droit vers l’inconnu au risque de s’y perdre ». Elle poursuit avec Borges, qui décrit le processus « obscur et complexe du suicide » et associe l’Ulysse de Dante au capitaine Achab de Moby Dick, les deux courent à leur perte. S’agit-il d’une indication sur l’Ulysses de Nicole Lapierre ? Elle s’adresse à lui : « Quel Ulysse voulais-tu être ? » Nous n’entendons pas la réponse. Sinon des va-et-vient entre la quête d’une Odyssée, la littérature et la pénible grisaille de l’existence. Aussi donne-t-elle le dernier mot à Sylvianne, celle qui l’a aimé : « Cet homme s’est autofondé. Il n’avait pas de légitimité à ses propres yeux. Mais il avait ce don d’invention. C’était un créateur permanent. »
Cet article a été publié sur Médiapart.