Comme le dit Stéphanie Decante, maître d’œuvre de ce Résider sur la terre, on ne lit pas Pablo Neruda aujourd’hui seulement à cause de l’aura de son prix Nobel de littérature, du cinquantenaire de sa fin si politique, ni de la pertinence actuelle de bien de ses thèmes. Ce qui soutient l’attrait de cette poésie qui se voulut pour tous, c’est bien un rythme, des motifs, la couleur spécifique de celui qui fit un monde du Chili, et du Chili une partie indissociable du monde contemporain : « Le poète n’est pas une pierre éboulée, il a deux devoirs sacrés, partir et revenir », écrivait Neruda en 1954. C’est ce qu’il fit de bout en bout de la planète au fil des aventures du XXe siècle, sous le signe des errances et du sang. La mélancolie des Odes ne nie jamais les tragédies d’où émergent des réminiscences et des attachements au bois, aux pierres, aux lieux entrevus, revus, colligés, collectés, comme dans ses maisons emplies des traces du monde entier, le nôtre.
Avec ses plus de 1 500 pages, ce volume « Quarto » de Gallimard, reprenant un titre de 1933, suppose des choix drastiques au sein d’une production sans fin. Il permet de jeter un coup d’œil riche et varié sur ce qui fut une trajectoire d’humanisme et de tribulations au fil des aventures du siècle où Pablo Neruda s’est défini comme « un barde d’utilité publique », et il en a emblématiquement joué le jeu, déterminé qu’il fut par la guerre d’Espagne qui mit la politique au cœur de sa vie dès la mort de García Lorca. Il l’avait rencontré à Buenos Aires, avant Madrid, ils avaient écrit, collaboré l’un apposant son image sur le texte de l’autre, ils devinrent amis. Démis de ses fonctions consulaires pour son engagement républicain, Neruda tenta depuis Paris de faire passer au Chili des réfugiés ; ainsi bifurqua une œuvre à facettes qui ne se résume pas au combat communiste au Chili, aux côtés d’Allende au fil de campagnes présidentielles successives ; c’est du monde entier soumis à la guerre froide que parla Neruda, fugitif (Fugitif fut le titre d’un de ses corpus) de son pays par nécessité de 1949 à 1952, mais jamais dans l’écriture du seul fait des circonstances même si cela biaisa sa réception.
Si le peuple présent à ses obsèques, quelques jours après le putsch de Pinochet, s’écriait Neruda, Siempre presente ! ils saluaient bien, par-delà la présomption d’assassinat et par-delà l’homme politique, une poésie vivace, fluide, entrainante, hors d’haleine, à l’épure et sans concession, quel qu’en soit le registre, lyrique, érotique, mélancolique, aussi vive dans sa facture d’avant-garde que dans son substrat partisan. Jeune, Neruda fut aux côtés de la génération du 27 en Espagne, celle qui se voulut formaliste et gongoriste. Puis sa parole fut engagée, certes, mais toujours galopante, celle du globe-trotter toujours tributaire de son besoin d’être dans l’écriture, sa terre d’ancrage, son besoin propre sans autre bagage que sa sensibilité aux choses, sa capacité à répandre le fil ténu d’un sens possible.
Ainsi courut-il le monde de l’Asie du Sud-Est de Rangoon à l’Indonésie en diplomate ; puis, sanctionné, il resta ou redevint l’homme parti vers le nord en quittant le grand sud de Tampuco, le Far West araucanien, la frontière de combat contre les Mapuche, la zone des pluies australes battantes obsédantes :
« Elle n’est pas revenue du ciel,
Ou de l’ouest,
Elle est revenue de mon enfance » (Ode à la pluie),
et depuis le train de nuit qui part pour Santiago où « les maisons ne se regardent pas, ne s’aiment pas » (La pension de la rue Maruri), il fut à jamais exilé et de passage en « Résidence sur la terre » ;
« ou bien traqué, recherché
par la police,
j’ai fait des vers simples,
pour tous les hommes
et pour ne pas mourir »
Un simple transit, partout, qui est aussi une résistance.
La force de cette poésie est d’avoir maintenu ce que le sang, un mot récurrent qui architecture et obsède tous les cycles d’écriture de Neruda, dit du malheur et des guerres civiles dans la dignité de la souffrance vécue. Partout publié, partout reçu, il fit du monde l’extension d’un immense Chili à qui il fit, avec le Canto General, un tombeau, une gloire récapitulative porteuse d’un avenir aujourd’hui au présent, non par complaisance idéologique, mais pour son savoir de la violence de la terre et des hommes. Et de partout, il put dire lui-même, dans Ode à l’envie :
« j’ai écrit, j’ai écrit seulement
pour ne pas mourir ».