Avec Demain, la veille, livre issu d’une conférence, l’historien de la philosophie Jean-Baptiste Brenet propose un texte à la fois concentré et léger, dans lequel il distingue quatre nuits : la nuit comme phosphorescence, la nuit comme accueil, la nuit comme intelligence unique, la nuit comme déluge.
Comme l’annonce la quatrième de couverture, Jean-Baptiste Brenet « enseigne l’histoire de la philosophie arabe médiévale » ; un excès de modestie ou un manque de place empêche l’éditeur de préciser que l’auteur de Demain, la veille compte parmi ses domaines de recherche la psychologie, la philosophie de l’esprit, la cosmologie et la métaphysique. Il a également traduit Thomas d’Aquin, Guillaume d’Auvergne, Averroès, Ibn Ṭufayl et Siger de Brabant. Ces compétences diverses expliquent sans doute pourquoi on croise dans ses pages, avec bonheur, des personnalités comme Averroès et Thomas, mais aussi Albert le Grand, Hallâj ou Alexandre Aphrodise. Pasolini fait un caméo, quand il est question de lucioles, aussitôt suivi par Didi-Huberman dans une note ; cette apparition n’éclipse pas les penseurs si singuliers du XIIe et du XIIIe siècle.
Dans Je fantasme (Verdier, 2017)Jean-Baptiste Brenet lecteur d’Averroès questionnait la différence entre intelligere et cogitare. Dans Averroès l’inquiétant (Belles Lettres, 2015), il rappelait la proposition du même Averroès selon qui « la pensée advient dans l’intellect comme relation, ou mieux peut-être : selon une relation ». Il ajoutait : il « existe un mode sui generis de production du relatif, lequel instantanément vient à être, dès lors qu’autre chose, à savoir son corrélatif, se trouve là ». Ce livre faisait dialoguer Sigmund Freud avec Ibn Rushd, ce qui n’arrive pas tous les jours, et offrait au lecteur l’étymologie loufoque du nom d’Averroès inventée par Benvenuto da Imola puis rapportée par Ernest Renan : A-verum, Sans Vérité.
Demain, la veille est un texte très bref (« Rien ne me plaît comme des livres de quelques pages », affirmait Jean-Paul Richter, ce qui ne l’a pas empêché d’écrire un Hespérus de 600 pages, mais ceci est une autre histoire) ; il a parfaitement sa place dans la collection « La petite jaune » des éditions Verdier, où l’on trouve des livres tout aussi resserrés signés Luba Jurgenson ou Jean-Louis Comolli. C’est le texte d’une conférence de clôture, celle du Banquet du livre d’été, en août 2022, dont il reprend le titre ; de la conférence comme genre littéraire, Jean-Baptiste Brenet adopte ici la vivacité et la densité, pour proposer un texte à la fois concentré et léger, dans le bon sens du terme (la leggerezza qu’Italo Calvino oppose à la pesanteur, dans une autre conférence fameuse). Cette légèreté empêche de parler de thèse, et pourtant l’auteur se propose de « tenir une idée », comme s’il tranchait enfin la question de l’œuf et de la poule (en faveur de l’œuf) : au lieu de considérer la nuit comme la conclusion du jour, il faut envisager le contraire. « La veille », au sens de réveil ou de vigilance, « est demain, elle vient après la nuit, elle en sort, de telle façon que si l’on veut saisir ce que veiller veut dire, il s’agit de comprendre ce qu’est la nuit dont la veille procède ». L’auteur distingue quatre nuits, « qui sont sœurs et qui se nouent » : « la nuit comme phosphorescence, la nuit comme accueil, la nuit comme intelligence unique, la nuit comme déluge. »
Résumer un texte aussi concentré est une tâche délicate, ou absurde si cela revient à le paraphraser intégralement (en moins bien). Notons seulement, au fil de pages stimulantes : la nuit phosphorescente est l’occasion d’évoquer La mer de Michelet et la distinction médiévale (par Albert le Grand et Thomas d’Aquin, toujours) entre lux propria et lux aliena. La nuit comme accueil permet d’évoquer l’acuité de la mélancolie d’après Averroès, « une page vertigineuse du traité De l’âme d’Alexandre Aphrodise » (si penser l’absolu est hors de notre portée, il est possible d’accueillir l’absolu en nous), et une idée non moins vertigineuse du mystique Hallâj. La nuit comme intelligence unique invite à examiner « la thèse jugée folle » du monopsychisme. La nuit comme déluge invite à faire un détour par Ibn Ṭufayl, et son épître vieille de huit siècles et demi, pour se préoccuper d’effondrement (on ne retrouve pas dans ces pages, heureusement, la banalité et les lieux communs si fréquents dans les essais de ce type, de plus en plus nombreux, écrits sur ce sujet). Demain, la veille n’est pas renforcé par de gros boulons, les liens sont parfois ténus entre les propositions (par exemple, entre l’idée de nuit et le monopsychisme d’Averroès) ; on pourrait y voir une fragilité, il est plus juste d’y voir une fois encore une esthétique de la légèreté, ou bien, au contraire, la preuve d’une conviction : les analogies sont l’effet de la volonté de l’auteur, elles sont son bon plaisir, et il revient au lecteur (dans sa chaise berçante, oscillant entre intelligere et cogitare) de choisir s’il partage ou non ce bon plaisir (il devrait).
L’avantage d’un livre lu d’une seule traite est qu’il peut être relu aussitôt – et comme il garde encore le ton de la conversation, disons d’une conférence, il donne envie de le poursuivre, sur des feuillets à part. On parlerait alors d’Héraclite, qui s’amuse à réfuter d’avance le monopsychisme nocturne (« Pour les éveillés, il n’existe qu’un monde ; dans le sommeil, chacun se détourne vers un monde qui lui est propre ») ; on évoquerait, à propos de phosphorescence, Hugues de Saint-Victor commenté par Ivan Illich (« La lumière est immanente dans ce monde des choses médiévales, qui parviennent au regard comme les sources de leur propre luminosité ») ; on parlerait de la nuit atroce de Macbeth totalement privée d’aube, et d’un relatif optimisme de Shakespeare selon Yves Bonnefoy (« Que de fois sur la scène shakespearienne l’action finit quand le jour se lève, quand l’ordre secoué, dévasté vient d’être rétabli, quand l’être est réaffirmé ») ; de l’univers demeuré opaque pendant un million d’années avant de devenir transparent (et même « transparent vers le futur », selon Hubert Reeves, ce qui est sans doute une bonne nouvelle) ; de la « nuit substantielle » de Giorgio Manganelli, dissipée par aucune aurore, confondue avec le monde lui-même, et définie comme « cécité de Dieu ». On pourrait tout aussi bien convoquer Ramón Gómez de la Serna, auteur d’un très lyrique éloge de l’aube, pas totalement étranger aux pages de Demain, la veille : « C’est l’autre crépuscule. Il ne faut pas l’oublier. Il faut méditer sur ce qu’il a de dramatique, ce crépuscule, ce qu’il a d’achèvement, d’épilogue, même quand ce qu’il a de matinal – crépuscule matinal – peut lui donner la note optimiste et renaissante de la nativité. »
En dépit de ses dernières lignes (« conjurer l’angoisse et le cauchemar »), Demain, la veille n’est pas à proprement parler un livre à ranger sur le rayonnage douteux des livres qui consolent le lecteur (ou tiennent à le réparer), il trouve plutôt sa place dans la catégorie des livres qui donnent à penser – et d’une certaine façon compliquent l’existence, juste ce qu’il faut (pour reprendre la formule de Michael Silverblatt, « a book is there to make our life more difficult »).