Résignations israéliennes

À tout lecteur curieux de comprendre les tensions et contradictions de la société israélienne contemporaine, on ne saurait trop recommander la lecture de Stupeur. Impressionnant par sa maîtrise narrative, le nouveau livre de Zeruya Shalev – le sixième à être traduit en français – réussit à combiner récit intime et souffle historique.

Zeruya Shalev | Stupeur. Trad. de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Gallimard, 368 p., 23,50 €

À première vue, Stupeur pourrait se résumer à la trame d’un drame familial : Atara, mère de famille israélienne d’aujourd’hui, se rend à l’hôpital pour faire ses adieux à Mano, son père mourant. Or, lors de leur ultime échange, ce dernier la confond avec une certaine « Rachel ». Ce nom, Atara l’a déjà entendu : c’est celui d’une mystérieuse femme que son père a connue et aimée avant de fonder une famille. 

Passée la surprise initiale du dialogue, Atara décide de retrouver cette Rachel afin de comprendre les raisons du silence de son père sur ce premier amour. Autrement dit, l’intrigue centrale de Stupeur s’apparente à une quête identitaire : quel sens donner aux non-dits dans le cercle familial ? Le mensonge originel du père peut-il rétrospectivement éclairer nos existences, nos personnalités ?

Zeruya Shalev | Stupeur
Ruines en Israël © CC BY-SA 2.0/ Paolo Massa/ Flickr

Si Stupeur n’était que cela, ce serait déjà beaucoup, mais le roman est encore plus : Shalev fait de l’enquête existentielle d’Atara une véritable allégorie de la société israélienne. Ainsi, ce premier amour du père, Rachel, fait figure de personnage mythique. Jeune, elle a participé aux grands combats qui ont mené en 1948 à la fondation de l’État d’Israël. Pour l’approcher, Atara se fait passer pour une sociologue enquêtant sur le Lehi – un groupe paramilitaire qui s’attaqua dans les années 1940 à l’occupant britannique en Palestine. La lutte des combattants sionistes d’hier nous est contée de manière indirecte, au détour des dialogues ou des pensées des personnages. Il s’agit moins de donner une tonalité épique au roman que de l’envelopper d’une présence fantomatique, celle des idéaux passés, celle des hommes et des femmes qui se sont battus pour se défendre. 

La structure du roman rappelle constamment cette question des origines. Shalev juxtapose le passé fondateur de Rachel et d’Israël au présent d’Atara. Le livre s’ouvre ainsi sur un retour en arrière, suivant la perspective d’une jeune Rachel en plein conflit d’indépendance. Nous la voyons braver les dangers en prenant la route entre Jérusalem et Tel Aviv. Dans ce passé imprécis – aucune date n’est donnée par le narrateur –, la menace est omniprésente mais les personnages sont forts, courageux, habités par leurs idéaux. Le présent, lui, se montre plus décevant : le danger y est moins prononcé, mais le doute, la lâcheté, les frustrations, s’y sont accumulés. 

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Notons que ce n’est pas non plus un hasard si Zeruya Shalev a choisi de faire d’Atara une architecte du patrimoine : voilà une héroïne qui consacre sa vie à la protection des monuments historiques et qui doit à présent sonder des vestiges immatériels, ceux d’une mémoire familiale qui s’enchevêtre avec les récits mythiques d’Israël.

Très rapidement, Atara apparaît incapable de prendre de la hauteur. Le personnage est beaucoup trop rongé par ses problèmes personnels pour se soucier de l’histoire du pays. Ses relations avec sa sœur sont conflictuelles, son second mariage n’a pas réussi à éviter le sentiment d’échec du précédent. À travers ses échanges houleux avec Alex, son compagnon, on la découvre en proie constante aux regrets et aux remords. 

Malgré cela, dans sa quête de compréhension du mystère paternel, Atara espère éclairer son passé mais c’est aussi celui de son pays qui nous apparaît. Depuis longtemps, elle a bien eu une idée vague de ce premier amour du père. Enfant, elle a même vu une photo de cette jeune femme, Rachel, « à l’incroyable beauté et à l’expression sérieuse », qui illustrait un livre « jaunissant » sur les « combattants pour la liberté d’Israël » : l’amour de jeunesse se confond avec la mémoire du pays.

Zeruya Shalev | Stupeur
Plage israélienne © CC BY-SA 2.0/Binary Koala/Flickr

Stupeur brouille ainsi constamment les cartes, entre l’histoire familiale et l’histoire nationale, entre la gloire ancienne et le contemporain douloureux. De ce mouvement entre passé et présent, émerge un contraste saisissant. L’euphorie romantique des combats de 1948 a fait place à une société israélienne fragmentée et incertaine. La famille décomposée d’Atara et Rachel en est l’incarnation parfaite. La Rachel qu’Atara retrouve assez rapidement ne lui offre pas de réponse miraculeuse, et leur rencontre se révèle presque décevante. Rachel n’est plus cette héroïne sortie d’albums photo poussiéreux, elle est aujourd’hui une vieille dame qui jette un regard distant sur la société israélienne. Elle se montre perplexe devant son fils qui a suivi la voie des juifs ultra-orthodoxes. Shalev ne creuse pas véritablement cette piste narrative mais la présence de ce fils ultra-orthodoxe, sorte d’alter ego d’Atara, est aussi une manière de représenter les divisions contemporaines d’Israël, entre des citoyens laïques encore attachés au projet sioniste de 1948 et une population religieuse grandissante qui entend réécrire l’histoire du pays.

En somme, cette stupeur – ou cette résignation – éprouvée par les personnages du roman, c’est peut-être aussi celle des Israéliens aujourd’hui. C’est la stupeur qu’ils expriment en descendant dans les rues du pays, non seulement pour s’opposer au gouvernement de Netanyahu, mais également pour signifier leur inquiétude sur le devenir de l’État hébreu.