Un roi à l’abri

« Le roque est un déplacement spécial du roi et d’une des tours au jeu d’échecs. Le roque permet, en un seul coup, de mettre le roi à l’abri tout en centralisant une tour, ce qui permet par la même occasion de mobiliser rapidement cette dernière ». Pour le non-amateur d’échecs, la définition n’est pas inutile. Pour le lecteur de L’échiquier, récit qui paraît en même temps qu’Échecs dans la nouvelle traduction par Jean-Philippe Toussaint d’une fameuse nouvelle de Zweig, ce déplacement prend un sens particulier.

Jean-Philippe Toussaint | L’échiquier. Minuit, 256 p., 20 €
Stefan Zweig | Échecs. Trad. de l’allemand par Jean-Philippe Toussaint. Minuit, 128 p., 14 €

Mais d’abord, quoi de commun entre La salle de bain, premier roman de Toussaint, Le joueur d’échecs de Zweig, et L’échiquier ? Une constante « pascalienne » dans l’œuvre de Toussaint : le lieu clos, l’enfermement protecteur. Nuançons : si le héros de La salle de bain a choisi de rester dans un seul lieu, le docteur B., protagoniste d’Échecs, y a été contraint par les nazis. Et il serait mort de folie s’il n’avait pas subtilisé dans la poche d’un gestapiste un ouvrage consacré au jeu d’échecs. Quant à l’auteur narrateur de L’échiquier, il subit, comme une immense partie du monde, le confinement lié à la pandémie en mars 2020. Mais « ça l’arrange », comme il le dit à Madeleine lors d’un repas qui passe de travers pour son épouse. Elle entend très mal cette formule. Laquelle fait sens pour l’écrivain : « Qu’importe ce que je recherche à travers l’écriture, qu’importe, finalement, ce que les livres racontent, l’écriture est cet abri mental dans lequel je me réfugie pour résister au monde. Le livre, pendant que je l’écris, devient un sanctuaire, un lieu clos où je suis protégé des offenses du monde extérieur. »

Jean-Philippe Toussaint , L'échiquier
Jean-Philippe Toussaint (2023) © Mathieu Zazzo

La contrainte liée à la pandémie libère l’écrivain alors enfermé à Bruxelles. Il n’a pas l’habitude d’y écrire, préférant souvent Ostende où il a ses rituels ; il s’adapte. Et comme dans La télévision, histoire d’une réclusion estivale à Berlin, Toussaint s’organise. Le matin, il traduira la dernière nouvelle écrite par Zweig ; l’après-midi, il écrira ce qu’il nomme journal, au tout début. Le nom changera, comme le projet. À ces deux activités s’ajoute la relecture des épreuves des Émotions, alors à paraître. Les trois livres sont très liés. Les émotions a pour événement central la mort du père de Jean Detrez, héros de ce roman comme de La clé USB. Ce père, européen convaincu, avait pour modèle Stefan Zweig. Et ce en des temps troublés, menaçants. L’autre point commun, ce sont les échecs. Le jeu donnait son titre, et un peu plus, au premier roman de Jean-Philippe Toussaint. Il était aussi un lien entre l’auteur et son père. Le récit des parties engagées au Portugal dit un partage décisif. Longtemps, le père remporte toutes les parties. Son fils apprend les subtilités du jeu grâce à des ouvrages savants. Quelques conseils donnés par Mon système de Nimzovitch vaut pour les échecs comme pour la pandémie : « louvoiement », « surprotection », « prophylaxie ». Bref, un jour, le père doit abandonner la partie avant de perdre. C’est en gros à cette période et au Portugal qu’il prononce devant des amis une phrase qui résonnera : « Ah, moi, j’aimerais bien que mon fils devienne écrivain ». L’auteur a souvent dit que sa vocation était née de la lecture de Crime et châtiment. La parole paternelle a eu plus de poids et il s’est mis à écrire. Jusqu’à être adoubé par ce Yvon Toussaint, grand journaliste et romancier, quand le fils lui a montré le manuscrit de La salle de bainL’échiquier est donc une pièce supplémentaire dans le récit par l’écrivain de sa vocation.

C’est aussi et surtout un récit autobiographique. Les soixante-quatre chapitres ou fragments du livre sont autant de déplacements des pièces noires ou blanches. L’auteur relate des moments de son enfance ou de son adolescence, évoque sa relation avec Madeleine, et, tout à coup, devient narrateur de fragments romanesques. En somme, il se dédouble, comme le faisait le docteur D. décrit par Zweig.

Parmi les ébauches d’intrigue, ce qu’il raconte d’un certain Bernard Minoret, meilleur ami de sa mère depuis l’enfance, donne à imaginer. Minoret est lié à Kot Jelenski, grand intellectuel polonais et traducteur de Gombrowicz. Quant à la mère du romancier, originaire de Lituanie, elle porte un nom de famille comme on en trouve chez la comtesse de Ségur. Si elle écrivait sa vie, ce serait un vrai roman. Son fils ne le fera pas pour elle.

La case 26 de l’échiquier est occupée par Frédéric Lehrer, camarade de pensionnat dont le père aurait été agent secret. Il ressemble à l’un de ces « braves garçons » qui peuplent les romans de Modiano. Le narrateur en sait peu sur lui ; Lehrer apparaît et disparaît, jusqu’à ce qu’on annonce sa mort. D’autres silhouettes tout juste nommées entourent les deux garçons. L’atmosphère est « bizarre », la tristesse évidente. Jean-Philippe Toussaint est malheureux à l’Ermitage : « Ma vie faisait du surplace, le temps était une vaste coulée empêchée qui progressait au ralenti, parsemée, non pas de véritables blessures, mais de menaces permanentes. J’ai vécu, en pension, un présent perpétuel de meurtrissures et d’infimes vexations ». Bientôt, il a une chambre à lui, hors du pensionnat, et peut s’isoler : « Je ne savais encore rien de la littérature, j’ignorais que c’était le moyen le plus sûr d’esquiver les blessures du réel. » L’œuvre de Nabokov, bien plus tard, l’éclairera sur la puissance de la fiction, art « fantastiquement trompeur et complexe »On se demande ainsi, en lisant le récit d’un tournage de film à Berlin, dans lequel il est à la fois l’acteur principal et le réalisateur, jusqu’à quel point on est, ou pas, dans le souvenir authentique, ou l’invention. Il suffit qu’on y croie.

Jean-Philippe Toussaint, L'échiquier
Street art par Difuz Joker (Butte aux cailles) © Sirîne Poirier

L’échiquier est une réflexion sur l’écriture qui réjouit en cette période confuse ou plate comme un trottoir. Selon l’auteur, la littérature n’a pas vocation à « raconter des histoires » et l’écrivain n’a pas à « délivrer de message » (selon une formule fameuse, pour les messages, on dispose du facteur). Il distingue journalisme et écriture et voit dans la distance (ou l’ironie qui passe dans ses parenthèses) une façon d’échapper à l’écume des choses, à ce qui est transitoire. Elle n’a pas « fonction d’illustrer en temps réel, la réalité d’un pays ou d’une époque ». Soucieux de lier l’urgence et la patience, il admire ce qu’il appelle « la double virtuosité » de Nabokov, « la virtuosité de la ligne et celle des détails ». Les effets sont préparés bien à l’avance, c’est dans la construction, le résultat se lit quarante ou cinquante pages après. Un peu comme aux échecs, chaque déplacement prépare l’issue de la partie. L’histoire de Gilles Andruet, génie des échecs, en est une illustration : elle apparaît au début du livre, semble plutôt heureuse, elle prend son tour tragique dans les dernières pages. 

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Écrire est une plongée qui rappelle les explorations de Jules Verne, comme Toussaint le suggère sans nommer l’auteur de Vingt mille lieux sous les mers. Qui sait où nous mène le texte, sinon vers un « continent englouti » ? Le journal envisagé au début, avec usage du présent ouvre une voie : « Celui qui écrit, c‘est le jeune homme perpétuel que je suis ». À ceci près qu’il ne l’est plus. Il est fragilisé par une DMLA heureusement bien suivie, il est très attentif aux risques de contamination et suit les règles sanitaires comme peu, il sent la fin : « Car, aux confins de ces grands fonds, à travers les eaux troubles et indécises du souvenir, c’est le terme du voyage qui se profile et c’est le visage de ma propre mort que je risque d’apercevoir dessiné dans le sable ».

Deux passions (parmi d’autres) continuent de rendre sa vie heureuse : les échecs et la littérature. Ce sont des domaines qui lui offrent « une protection intellectuelle inégalable contre les menaces du monde extérieur ». L’enfant sensible qui demeure en lui en a toujours besoin.