Proust double-face

De Los Angeles où elle vit, cité horizontale, l’essayiste Laure Murat a imposé sa voix dans son pays d’origine, la France. L’a-t-elle imposée dans son « milieu », si attaché à la verticalité ? Il y a des chances que non. Un milieu est un ensemble d’éléments qui conditionnent des êtres humains qui se reconnaissent et se protègent. Quand cet ensemble se nomme aristocratie, il abhorre l’idée qu’on vienne l’ausculter, surtout de l’intérieur. Le péché a un nom : trahison. Proust, roman familial est donc une double trahison puisque Laure Murat ausculte les siens à travers le prisme du grand écrivain qui les a sublimés tout en les rabaissant.

Laure Murat | Proust, roman familial. Robert Laffont, 218 p., 20 €

Disons-le tout de suite, Laure Murat est un comble d’héritière. Son père appartient à la noblesse d’Empire, sa mère à la noblesse d’épée, deux mondes qui se marient, même s’il arrive que le second toise le premier, tant il est vrai que la possibilité d’énumérer des noms sans fin donne à certains un sentiment de supériorité risible à bien des égards – mais eux n’en rient point. C’est aussi une héritière au sens financier puisque aucun de ses parents ne travaillait. Au sein de l’aristocratie, minoritaire, elle vient donc d’un sous-ensemble encore plus rare. Est-ce enviable ? Ce n’est pas certain.

Laure Murat, Proust, roman familial
« Marcel Proust eats a frigopié at the Ritz » (May 1922) © Juan de la Rica

C’est en tout cas l’occasion de glisser une réflexion qu’elle ne fait qu’indirectement et à la fin de la traversée de l’œuvre de Proust qui l’a sauvée de l’enfermement, dit-elle, et on la croit absolument : l’aristocratie est bien plus diverse et plus accidentée que ce que son auto-analyse laisse entendre. Comme tous les mondes, elle contient le monde ; comme toutes les sociétés, elle contient des sujets brillants et des sots, des riches et des pauvres, des résistants et des lâches, des êtres sans humour ni recul sur eux-mêmes, et d’autres pour qui le minimum syndical, si j’ose dire, est de ne pas interpréter au premier degré les codes – tout ce qui se sait mais ne se dit pas, un jeu d’identification tacite qu’elle décrypte parfaitement, dont elle a joui avant d’en souffrir, que la lecture serrée de Proust lui a permis de déplier. Puissance de la littérature, force d’une œuvre qui magnifie le « grand monde » tout en le détachant de ses gonds. Cette contradiction-là est présente, elle est au même au cœur de son essai.

L’expérience de Laure Murat fut douloureuse. Les murs entre lesquels elle a grandi, les objets qui peuplaient les salons parisiens et ceux du château familial, la position haute et dominante de celui-ci… tout dessinait un environnement matériel qui oppresse et isole. Son esprit, sa sensibilité, son homosexualité – la goutte d’eau qui fit déborder le vase – font que ce confinement lui était une camisole. Qui sait ? Née dans un monde moins privilégié, son chemin eût-il été si différent ? L’aristocratie n’est pas le seul monde à faire mauvais accueil à l’attirance pour le même sexe ; l’enjeu dépasse la dimension sociale. 

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Elle en est consciente, bien sûr, elle qui a travaillé sur l’idée de troisième sexe et manie la notion de genre comme l’escrimeur son épée. Néanmoins, il est remarquable de voir qu’une chercheuse si habile à déconstruire cette notion-là, et d’autres, ait dû traverser une œuvre aussi vaste pour déconstruire celle de naissance. Elle a découvert l’œuvre de Proust au moment de sa rupture de ban, il y a donc près de quarante ans. Quarante ans de lecture, de relecture, d’enseignement, de décomposition et d’exégèse d’un chef-d’œuvre qui lui tend un miroir parce qu’il met en scène toute sa parentèle. C’est dire l’emprise que peut avoir un bouillon de culture d’autant plus étroit qu’il se vit comme la légitimité même. À d’autres, cela dit, il semble évident que la naissance, entendue ainsi, ne vaut que par ce qu’on en fait.

Laure Murat, la chercheuse, le résume ainsi : l’œuvre de Proust, dit-elle, lui a permis de se construire comme sujet. Mais sujet elle était dès le début, dès la naissance, même si celle-ci fut surdéterminante. Sujet elle était, qui l’a rendue sensible à la convention, à la certitude qui rend fou quand on a l’esprit critique, à l’apparence, l’apparat qui cache le vide. Sujet elle est, qui a repris la main avec Proust lui ouvrant grand la porte de l’univers et de l’universalité. 

Est-ce aussi l’écrivain qui lui permet de ne pas régler des comptes ? Car il faut reconnaître à Laure Murat d’éviter le piège de la plainte, celui de la vengeance et de la violence retournée contre les siens. Elle dresse un portrait profondément ému de son père, dit Napo, producteur des premiers films de Louis Malle, amoureux fou de la littérature et écrivain à ses heures – l’occasion pour elle de livrer quelques remarques fines sur les obstacles qui empêchent d’écrire « vraiment », un mélange de peur et de paresse, dit-elle. La découverte de l’édition Pléiade de Proust annotée par son père est un des passages les plus aimants de son livre, qui évite la froideur de l’analytique pur. 

Laure murat, Proust roman familial
« Take a seat », Flora and Otto (Christchurch) © CC0/Flickr

Mais il y a plus. Son père avait un mantra, « Anywhere out of the world », qu’il appliquait au pouvoir de la lecture et qu’elle déporte pour l’appliquer au champ social. Napo n’appartenait « pleinement à aucun milieu », écrit-elle. La remarque vaut autant pour elle, chez qui le besoin vital de liberté est donc en partie le fruit d’une transmission. Difficile de ne pas noter qu’elle a écrit un essai intitulé L’homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie, comme si le serpent se mordait la queue. 

Même le portrait de sa mère, avec qui la rupture fut presque totale, n’est pas entièrement noir. Incapable de tendresse physique, c’était aussi une femme qui a eu quatre enfants mais n’a pas aimé être enceinte, qui était hantée par des cauchemars, une historienne qui allait travailler à la Bibliothèque nationale (en même temps que sa fille). Une chose est surprenante dans l’essai de Laure Murat, c’est l’absence de prise en compte du facteur génération. La retenue de la mère est aussi caractéristique d’une génération dont le rapport au corps était tout autre. Le monde clos (mais pas si clos, il suffit de voir la généalogie maternelle) de l’aristocratie n’échappe pas au temps ni à l’air du temps. Par ailleurs, la mécanique de l’entre-soi n’est pas seulement le fait de ce groupe ; le phénomène est très humain. Au hasard, que dire du grand monde universitaire qui a lui aussi ses repères, ses règles, ses interdits.

Au début de son essai, Laure Murat définit l’aristocratie comme un monde de pures formes en s’appuyant sur une scène de Downtown Abbey dans laquelle un valet mesure la distance entre le couteau et la fourchette. La démonstration qui suit est séduisante mais peut-être trop bien huilée et articulée. On voudrait y introduire des miettes de pain rassis pour la nuancer, voire la contredire. L’impression est peut-être liée à la clarté du style de Laure Murat. D’un côté, une langue châtiée et un très beau phrasé, un français classique, solide ; de l’autre, une intelligence réelle et nourrie par un vocabulaire académique, mais point trop, l’essayiste utilise davantage d’images que de concepts. 

Par curiosité, après avoir lu cet essai, nous avons ouvert une vieille édition GF des maximes du duc de La Rochefoucauld. Le grand monde et sa morgue y sont ainsi résumés dès la deuxième sentence : « L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs. »