The Visitants, écrit en 1979, est un roman polyphonique inspiré d’un voyage de l’auteur aux îles Trobriand, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans les années 1950. Randolph Stow (1935-2010) y évoque des événements qui mêlent des Australiens blancs et des Papous dans un récit étonnant. Comme le précise la préface, le mot « visitants » du titre peut vouloir dire « visiteurs » aussi bien que « êtres surnaturels ».
On pourrait se croire dans un roman d’aventures exotiques à la Conrad : des hommes blancs en uniforme colonial au milieu d’indigènes nombreux, « des fatras de papous » qui les servent. Mais, pour lire ce livre, il faut se familiariser un peu avec le parler des habitants de ces îles de la mer des Salomon, les Kiriwinas. Les trois hommes blancs, Mr. Cawdor (officier australien), Mr. Dalwood (en formation auprès du précédent) et Mr. MacDonnell, un planteur établi de longue date à Kailuana, sont respectivement appelés « Misa Kodo », « Misa Dolu’udi » et « Misa Makadoneli ». Les Papous ont aussi la parole, grâce aux voix de Saliba, une domestique de MacDonnell, Osana, un interprète, et Benoni, un jeune chef. Tout le monde utilise des mots en kiriwina (« dimdim » pour « homme blanc », par exemple) et des tournures locales, telles que « Mon chagrin pour toi ». Un indice sûr du profond respect de Randolph Stow pour la culture kiriwina. La fascination de l’auteur pour ces îles et leurs habitants transparaît dans l’attention portée à la beauté des paysages et des corps, au détail des coutumes.
L’une des qualités majeures du roman est qu’il expose le point de vue des uns et des autres, chacun avec ses références (les peintures corporelles pour les Papous, par exemple) et les réajustements que nécessite la présence d’êtres différents. MacDonnell retrouve confusément dans le parfum du sulumwoya (une variété de menthe à laquelle on prête des vertus magiques) des senteurs d’enfance, Dalwood entend « un hautbois contre des percussions feutrées » dans le chant d’un soliste se détachant du chœur des garçons d’équipage et policiers papous ; l’aspect physique de Dalwood est repoussant aux yeux d’Osana : « Les habits de Mister Dalwood sont toujours blancs. On dirait qu’il a été peint, comme le bateau. Je n’aimerais pas avoir des yeux bleus. Ils ne sont pas naturels. Je n’aimerais pas avoir de grandes dents blanches. Elles ressemblent à des coquillages. »
Par bien des aspects, c’est un roman d’apprentissage. Malgré son physique impressionnant, Dalwood est régulièrement comparé à un enfant. Sa découverte du pilote crucifié sur son avion dans une église peut faire penser à celle du parachutiste mort dans Sa Majesté des mouches (paru en 1954) de William Golding. Contrairement à Stow, Golding n’a jamais mis les pieds en Papouasie-Nouvelle-Guinée, et pourtant certains éléments de son roman le plus célèbre se retrouvent dans The Visitants : la chaleur, la folie qui guette (l’expression australienne « parti troppo », c’est-à-dire « atteint d’une forme de dépression ou de folie due au climat tropical », revient plusieurs fois dans le roman), la peur de l’inexpliqué, la lutte pour être le chef. Les parallèles sont toutefois limités : il ne s’agit pas ici d’adolescents anglais exclusivement masculins, mais d’un monde où la place des femmes n’est pas à négliger. Saliba, bien que très jeune, est présentée comme plus mûre que Dalwood. Son attitude et son récit contribuent à tordre le cou aux stéréotypes : la publication en 1929 de La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie de l’ethnologue Bronisław Malinowski a contribué à donner aux habitants des îles Trobriand une réputation de sexualité débridée. Saliba n’est pas prête à coucher avec le premier venu et elle possède un sens aigu de la honte, une caractéristique des Kiriwinas soulignée par Cawdor. De nombreux personnages connaissent une évolution : Saliba gagne en assurance tout au long du roman, Benoni aussi, Dalwood remplace Cawdor quand celui-ci devient trop malade pour remplir ses fonctions. Même le vieux MacDonnell, perçu par Dalwood comme un homme blasé qui n’a plus de curiosité en lui, est surpris par les événements de la fin et par la vieille Naibusi qu’il côtoie depuis des décennies.
Les habitants de ces îles ont vu passer plusieurs vagues de navigateurs venus d’Europe (dont des Français, d’Entrecasteaux est cité) et peut-être même d’une autre planète : le prologue évoque un phénomène inexpliqué au cours duquel un missionnaire anglican et des dizaines d’habitants des îles Trobriand auraient vu, à l’été 1959, un engin spatial et des « visiteurs » à son bord. Les Kiriwinas s’interrogent sur ce qui vient du ciel, les avions, les bombes et autres « cargos », cargaisons atterrissant sur leurs îles. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le conflit entre forces australiennes et japonaises a occasionné des bombardements et des batailles dans cette région du Pacifique, notamment à Guadalcanal, la plus grande des îles Salomon (et le lieu de naissance du personnage de Cawdor). Les insulaires pensent avoir vu une « machine-étoile » ; les officiers australiens, guerre froide oblige, pensent que c’est un satellite américain ou soviétique. La partie du roman intitulée « Visiteurs » donne le point de vue des uns et des autres sur cette question. Si le vieux chef papou Dipapa semble indifférent à l’hypothétique arrivée d’un peuple venu des étoiles, l’inquiétant personnage Metusela accueille cette idée avec ferveur car, pour lui, ce sont des anges. Naibusi aime autant qu’ils ne s’approchent pas : « Je pense que je ne comprendrais pas les gens des étoiles. Je ne comprends déjà pas les Dimdims. » Saliba, déçue par Dalwood qui, selon elle, la traite comme « une femme déshonorée », en vient à souhaiter leur arrivée : « Qu’ils viennent, je me suis dit, et qu’ils chassent les Dimdims. Qu’ils tuent les Dimdims, qui n’apportent rien que la déception et la honte. » Mais, en se rapprochant de Benoni, elle se rend compte que les Kiriwinas peuvent eux-mêmes prendre les choses en main.
L’altérité est au cœur du roman ; non pas tant la différence entre peuples noirs et blancs que la différence de ceux qui n’épousent pas les contours d’une catégorie. Cawdor (qui évoque par certains aspects le personnage de Lord Jim imaginé par Joseph Conrad, mais aussi Randolph Stow lui-même) est de ceux-là : il est physiquement moins différent des Papous que les autres « Dimdims » et surtout il a adopté certains usages papous (comme mâcher la noix de bétel). Il se dégage de lui une impression de solitude, probablement renforcée par le fait que la femme qu’il devait épouser l’a quitté. Le lecteur moderne pourra y voir une référence oblique à l’homosexualité, sujet délicat pour Stow lui-même, d’autant que les relations sexuelles entre hommes étaient très largement réprouvées à l’époque (il a fallu attendre le milieu des années 1970 pour que commence leur décriminalisation en Australie). Dalwood, par jeu, parle de lui comme d’un Martien, peut-être pour ne pas évoquer avec trop de gravité ses symptômes de malaria.
Cawdor ne croit pas aux « gens des étoiles » mais se plaît à imaginer un peuple « maufé » (« fey » en anglais) pour expliquer les pierres levées de l’île, peut-être comme une réminiscence de légendes celtes. Incidemment, la date du soulèvement orchestré par Dipapa est le 31 octobre, c’est-à-dire Halloween, la nuit des morts, des esprits ou des fées dans la culture celtique. Le rapprochement semble incongru, et pourtant la biographie en fin d’ouvrage met en parallèle deux livres écrits lors de la convalescence de Stow en Angleterre : The Visitants et The Girl Green as Elderflower, un roman non traduit en français dans lequel un homme atteint d’une maladie contractée sous les tropiques s’établit en Angleterre et entreprend de traduire des légendes médiévales. Il ne faut pas oublier que l’auteur a travaillé avec un anthropologue ; il s’intéresse manifestement à tout ce qui a trait au surnaturel, au lien avec un autre monde. Il semble avoir cherché tout au long de son existence des récits expliquant le monde mais qui soient plus satisfaisants à ses yeux que les récits chrétiens. Dans The Girl Green as Elderflower, le surnaturel est omniprésent : des enfants jouent avec un ouija et des cartes de tarot divinatoire, et il est question d’une créature appelée « changeling », un enfant de fée échangé contre un enfant humain qu’on trouve dans le folklore des îles britanniques.
Comme le souligne à juste titre la préface de l’autrice australienne Drusilla Modjeska, The Visitants met en scène, entre autres choses, un conflit de générations, le chef octogénaire Dipapa refusant de laisser son neveu Benoni, plein d’idées nouvelles, lui succéder. Il s’appuie sur d’anciennes croyances mêlées à ce que les anthropologues appellent « le culte du cargo » pour alimenter une insurrection au cours de laquelle certaines parties de l’île sont incendiées (là aussi, on peut penser à la fin de Sa Majesté des mouches). Les Kiriwinas sont invités à reprendre le contrôle de leurs terres usurpées par les « Dimdims » ; on peut y voir les prémices de l’indépendance de la Papouasie-Nouvelle-Guinée (territoire auparavant rattaché à l’Australie) en 1975. Cela finit mal pour les instigateurs, mais aussi pour Cawdor : à cause de la maladie, de l’insurrection, ou de la mort d’un ami apprise à la radio (peut-être de tout cela à la fois), il met fin à ses jours. Ce suicide est la raison pour laquelle le personnage de Browne mène une enquête, fait indiqué au tout début du livre, mais Browne intervient si peu que le lecteur ne peut imaginer par avance les événements dramatiques de la fin. Il a la parole trois fois : au début, évoquant la maison de Mr McDonnell, à la fin, livrant ses conclusions, et au milieu, citant l’Histoire de la conquête du Mexique de William H. Prescott, livre de chevet de Cawdor où il est, entre autres, question de comètes perçues par les Aztèques comme annonciatrices de la venue des Européens.
C’est aussi dans ce livre qu’il laisse quelques mots à l’intention de Dalwood avant de mourir. The Visitants est, selon Drusilla Modjeska, « un roman moderniste traitant d’un moment colonial, comme je l’ai dit, mais narré dans un état d’esprit postcolonial » ; la référence aux premiers contacts entre Amérindiens et Européens contribue à cette analyse. Le séjour de Stow à Aztec, au Nouveau-Mexique dans les années 1960, a aussi pu influencer sa manière de voir les choses. Les Kiriwinas ne se résument pas à des « visités » passifs. Quant aux « kiaps » (officiers de patrouille) australiens, ils sont au moins autant « visités » que « visiteurs », non seulement parce que l’Australie a longtemps été une colonie britannique, mais parce que des choses s’insinuent en eux quand ils se rendent en territoire papou. Les dernières paroles de Cawdor, confiées à Naibusi, ne suggèrent pas autre chose : « C’est comme si mon corps était une maison et un visiteur était entré et avait attaqué la personne qui y vivait. »
Randolph Stow fait vraisemblablement partie de ces personnes qui ne se rangent pas facilement dans un camp ou un autre : né en Australie, il a vécu essentiellement en Angleterre après son expérience troublante de cadet militaire dans les îles Trobriand. Il est de ceux qui, comme Cawdor, se font accepter quelque part sans y être nés, mais se sentent toujours étrangers. Le roman est plein de maisons : certaines résistent au temps, d’autres sont détruites, d’autres encore reconstruites. Elles fournissent même des métaphores. L’image de la « maison qui saigne », qui surprend à la première page du roman mais s’explique davantage quand elle réapparaît à la fin, sans doute inspirée d’une expression kiriwina, traduit un malaise, la perte de l’âme, une forme de mort qu’on peut interpréter individuellement ou collectivement : un homme qui perd la raison (ou se vide de son sang), un monde qui perd son sens (ou s’effondre). Lui-même habité par une forme de mal-être, même une fois installé en Angleterre, Stow a trouvé dans l’écriture un refuge. The Visitants lui a peut-être permis de tourner une page ; en tout cas, le récit met en lumière l’imbrication complexe des identités, y compris dans les terres les moins occidentalisées qui soient, à l’ère des armes aériennes et de l’exploration spatiale.