Réunissant quinze contributions, deux chercheurs de l’Open University of Israel, le politiste Bashir Bashir et l’historien de l’Holocauste Amos Goldberg, sont parvenus à s’entendre sur leur objectif : mettre en relation les traumatismes que l’histoire a infligés aux uns et aux autres « en respectant l’unicité de leur caractère autant que leurs différences ». Un pari qu’ils ont gagné en croisant des voix venues de disciplines connexes, avant tout d’hommes et de femmes « de bonne volonté », pour employer une expression vieillotte qui prend ici tout son sens. Un travail collectif qui, par-delà l’actualité, relance l’espoir qu’un dialogue puisse se poursuivre.
Dans la lignée (comment faire autrement ?) de la célèbre expression « les Palestiniens sont les victimes des victimes » issue du texte de l’intellectuel américano-palestinien Edward Saïd (« The One-State-Solution », New York Times Magazine, janvier 1999), présentant l’ouvrage, l’écrivain libanais Elias Khoury fait un rapprochement qui ne laisse pas de surprendre : il se souvient du terme de Sabonim utilisé peu après la création de l’État d’Israël pour désigner (de façon péjorative !) les survivants de l’Holocauste, ceux qui avaient échappé à leur destruction pour produire du savon (sabon, en hébreu et en arabe), selon un bruit alors tenace, terme qu’il rapproche de celui de Muselmänner, qui désignait dans les camps nazis ceux qui se laissaient mourir et dont on ne connait pas l’origine, mais dans lequel l’oreille entend bien le mot « musulman ». Le rapprochement vaut ce qu’il vaut, mais le décor est planté et c’est l’une des rares fois, si l’on excepte les interrogations de Primo Levi, qu’une telle réflexion sur l’origine de ce terme nous est fournie, sous la plume de Gil Anidjar. Le Muselman des camps renverrait-il au stéréotype de l’Arabe, réputé résigné et passif dans la culture et l’imaginaire allemands, mais aussi à « la chose sémitique » chez un Ernest Renan, lequel engobait Juifs et Arabes dans la même catégorie ?
Soit deux catastrophes reliées dans le temps : l’une, considérée comme incommensurable, produit du racisme le plus extrême en Europe occidentale ; l’autre, produit d’un colonialisme tardif (officialisé avec la déclaration de Balfour en 1917), conséquence en partie du précédent, et qui perdure. Quoique parfaitement étudiés, l’Holocauste et la Nakba (catastrophe, en arabe), ces deux traumatismes dans l’histoire juive et l’histoire palestinienne, sont le plus souvent dans l’ignorance l’un de l’autre, voire dans la négation mutuelle, explicite ou non, de leur réalité. Ils seront abordés ici sous le signe de la mémoire multidirectionnelle de Michael Rothberg, auteur du désormais classique La mémoire multidirectionnelle. Repenser l’Holocauste à l’aune de la décolonisation (Petra, 2018) [1].
En 2011, rappellent les coordonnateurs de l’ouvrage, Bashir et Goldberg, le parlement israélien promulguait la « Loi de la Nakba » qui autorisait, entre autres, le ministre des Finances à ne plus subventionner les institutions qui commémoreraient la Naqba. Pour la plupart des Juifs en Israël, elle serait même un non-événement. Ainsi le groupe d’extrême droite Tirzu estime-t-il que les Palestiniens ne forment pas un peuple. On rappellera qu’à la suite de l’historien libanais Walid Khalidi, ce sont deux chercheurs juifs israéliens, Benny Morris puis Ilan Pappe, qui ont, depuis la fin du vingtième siècle, documenté la Nakba à partir des archives nationales d’Israël, tandis qu’elle existait essentiellement dans les mémoires traumatisées des réfugiés palestiniens, les recherches menées par les auteurs palestiniens n’ayant pas été jugées « légitimes ». À l’opposé, dans le monde arabe, l’Holocauste est peu compris dans sa dimension singulière, quand il n’est pas tout simplement nié (il est en revanche bien peu connu que, parmi les voix qui ont dénoncé le plus vigoureusement les négationnistes, on trouve des intellectuels arabes comme Mahmoud Darwich, Adonis, Elias Khoury, Mohamed Berrada et bien sûr Edward Saïd). C’est ainsi que les discours dominants des uns et des autres ne servent qu’à renforcer des identités exclusives au sein des deux groupes dans un contexte postcolonial. L’ouvrage entreprend donc d’analyser leurs narratifs respectifs à travers, pour reprendre ses termes, leur syntaxe et leur grammaire, en dissociant l’empathie et l’identification à la victime.
Comment surmonter l’aporie de la comparaison et de la distinction, à la fois impossible et essentielle ? Comment perpétuer la séparation des mémoires alors même qu’elles entrent en collision et qu’elles sont connectées ? En effet, peut-on prendre possession d’une maison attribuée par l’Agence juive, où la table est mise et dont tout indique que les habitants ont fui « comme nous autres quand ils nous ont poussés manu militari vers le ghetto », dit Genya Kowalski qui rendra les clés à ses propriétaires expulsés pour lui faire place ? Sans oublier ce sentiment de déjà-vu qu’éprouve le combattant du ghetto de Vilno, le poète Aba Kovner, lors de la prise de Beer Sheva en 1948 ? Comment vaincre ce double silence, celui qui vise à ne pas raviver le traumatisme et celui qui résulte de l’absence de place dans le discours dominant ? Il y a aussi le rapport au temps : tandis que la Shoah relève du passé, la Nakba est encore vécue au quotidien dans cette revendication sans fin des colons juifs concernant la terre. Mais aussi : comment combattre les propos d’un Netanyahu qui, à l’instar d’un Poutine, réécrit l’histoire comme ça lui chante, inventant un Hitler à qui le génocide aurait été soufflé par le mufti Al-Husayni ? À ce propos, la contribution de Mustafa Kabna sur le combat de l’intellectuel palestinien Najati Sidqi contre la doctrine nazie pendant la Seconde Guerre mondiale est particulièrement bienvenue (Sidqi fit partie de la brigade palestinienne en Espagne républicaine, ainsi que le rappelle Alexandre Thabor dans ses mémoires. On remarquera par ailleurs la présence d’un important cahier central de dessins qui met en parallèle les œuvres graphiques des artistes Lea Grundig, émigrée juive allemande qui retournera en Allemagne (RDA), et le professeur d’art palestinien Abed Abdi sur les traumas respectifs.
Ce livre est une série de contributions érudites, exigeantes et savantes, autant historiques que politistes, littéraires et même poétiques. On pense au bel article de Hanan Hever sur Aba Kovner et aussi, bien sûr, à Mon nom est Adam : Les enfants du ghetto, d’Elias Khoury, publié à l’origine en arabe en 2016. Roman qui marqua un tournant littéraire dans le narratif palestinien, Mon nom est Adam est l’objet de trois contributions complémentaires, notamment celle de son traducteur en hébreu. Yehouda Shenhav se pose la question de sa responsabilité en tant que traducteur dans un pays où, paradoxalement, alors que la moitié de la population était à l’origine composée de Juifs arabes, aujourd’hui moins de 1 % peuvent lire la littérature arabe – des langues vernaculaires différentes de l’arabe littéraire constituant une difficulté supplémentaire.
Holocaust and Nakba : selon Jacqueline Rose, « ce livre affirme que si nous ne parvenons pas à garder ces deux moments dans nos cœurs et nos esprits comme faisant partie de la même histoire, il ne sera pas possible d’aller de l’avant dans le conflit apparemment inamovible que représente Israël-Palestine ». L’écrivaine britannique dit avoir été frappée à la lecture de l’ouvrage par le choix mûri des mots, le souci de faire comprendre, « sans tomber dans l’illusion que, par le fait de la seule volonté, chaque peuple puisse prendre la place de l’autre, comme si l’histoire qui les relie ne les séparait pas, de façon parfois inexorable ». On ne peut que lui donner raison.
Plusieurs fois réédité aux États-Unis, où le Journal of Genocide Research l’a amplement commenté, tandis qu’il fait l’objet de journées d’études dans les sphères académiques américaine, allemande et israélienne, qu’il a été traduit en japonais et le sera en italien en septembre prochain, cet ouvrage où se côtoient à nombre égal les auteurs concernés attend un éditeur français.
[1] Il convient de mentionner ici le podcast de la série documentaire d’Alain Lewkowicz diffusée au mois de juin 2023, sur France Culture, « Les Palestiniens et la question palestinienne ».