Rares sont les écrivains qui parlent de la précarité de leur métier. Beaucoup pérorent, qui vendent et signent des piles d’ouvrages dans les foires et salons divers. Oublions-les. Franck Courtès publie des nouvelles et des romans depuis 2013. Il ne vit pas de cette activité et a renoncé à celle qui le faisait bien vivre, la photographie. Dans À pied d’œuvre, il raconte son quotidien d’écrivain très pauvre. Sans jamais se poser en victime.
La précision s’impose : l’auteur narrateur de ce récit ne s’apitoie jamais sur son sort, il ne se vit pas comme une victime, n’en a pas après un système qui en voudrait aux artistes ou quoi que ce soit du genre. Franck Courtès raconte comment, ayant choisi de n’être qu’écrivain, il survit en trouvant de quoi travailler pour se nourrir et se vêtir. Et l’on voit, découvre ou retrouve un monde brutal, hypocrite, injuste, incarné par « La plateforme ».
Peu d’écrivains connaissent de près le monde du travail manuel. Le connaissent et surtout le vivent. Georges Navel a écrit le très beau Travaux, qui relatait son expérience dans les années 1930. Thierry Metz, cité en exergue par Franck Courtès, a écrit Le Journal d’un manœuvre. Éric Holder faisait les vendanges quand il n’écrivait pas et que ses revenus étaient trop maigres. Il avait écrit la préface d’Autorisation de pratiquer la course à pied, de Courtès. On les voit tous deux sur une photo. Il n’y a pas de hasard. La générosité, la simplicité de l’un et de l’autre, contrastaient avec ce qui se déroule dans le milieu artistique qu’ils ont connu, et fui. Courtès était un photographe très demandé par des magazines tendance et sa spécialité était le portrait de musiciens ou d’artistes. Mais il a perdu le goût de la photo, au point d’en éprouver « la nausée ». Les humiliations subies, le vol de certains tirages et surtout le mélange savant et sournois des images qu’il voyait dans les magazines, l’ont dégoûté. Pour qui sont-elles faites, ces belles photos, sinon, le plus souvent, pour des cadres supérieurs qui voyagent et qui feuillettent le magazine Air France en classe business ? Sans parler de la fausseté induite par le numérique. Au fond, bricolant chez des particuliers qui trainent à domicile en jogging, il se sent plus près de l’intime que dans les séances imposées par des attachés de presse aux stars.
Il a choisi d’écrire et la littérature « confisque chaque matinée ». Mais elle ne nourrit pas son homme. L’auteur l’écrit au début de son récit : « Le métier d’écrivain consiste à entretenir un feu qui ne demande qu’à s’éteindre. Un feu dans la neige ». Deux cent cinquante euros de droits d’auteur, chaque mois, ça permet tout juste de survivre si on a la CMU, si on est logé dans un studio par sa mère, si, si… Franck Courtès n’a pas demandé le RSA. Drôle de paradoxe. Son père travaillait sur ce revenu, peu avant de mourir, pour le compte d’une caisse d’allocations familiales. Et quand enfin il le demandera… Mais non, je ne dévoilerai rien.
Alors il faut bien manger et l’auteur est gourmand. Il doit se contraindre : « Je suis entré dans une nouvelle dimension où plus rien ne peut s’acheter avec insouciance ». L’argent, c’est trois euros reçus en pourboire au terme d’une longue journée passée à remplir des sacs de gravats. Ce sont des pièces de monnaie ou un billet de vingt euros quand on recevait de belles sommes sur son compte en banque. Franck Courtès s’inscrit sur « La plateforme ». Disons une de ces plateformes qui « sont à Uber ce que les accordéonistes dans le métro sont aux concertistes d’opéra ». Il exerce quantité de petits métiers, ou fait des petits boulots. La distinction s’impose. Il n’est pas formé, apprend sur le tas, se débrouille avec les moyens du bord. Petit rappel, certaines de ces plateformes s’affranchissent de toutes les règles du droit du travail, ne vérifient rien et laissent celui qui travaille se débrouiller en cas d’accident. C’est le cas lorsque Courtès doit conduire une vieille Peugeot, ça l’est aussi quand il démonte une mezzanine trop lourde pour un homme seul et qu’il manque se rompre les os.
On touche alors au nerf et ce récit publié dans la prestigieuse collection blanche, toute belle et propre sur elle, devient un brûlot. Courtès n’a rien d’un révolutionnaire, il ne milite pour rien mais ce qu’il raconte, avec un sens aigu de la formule, touche plus juste que certains discours à l’Assemblée nationale. Ainsi quand il évoque tous ces sans-papiers africains qui pédalent pour trois euros : « Leurs genoux ne tiennent pas deux ans le rythme. Qu’importe, le flux migratoire fournit de frais mollets. On aura à n’importe quelle heure son plateau de sushis ou sa pizza, quoiq u’il en coûte en ménisques africains ». Ce monde que l’on dit ubérisé (le mot figure dans Le Robert) a remplacé « l’ancien monde » : « Le système carcéral des usines d’antan s’est vu remplacé par le bracelet électronique des applications ». Les patrons de ces plateformes appellent les employés par leurs prénoms. Courtès rappelle que dans les maisons closes d’antan on procédait de même avec les jeunes femmes. Une scène terrible clôt un chapitre intitulé « C’est vous, les plantes ? ». Le narrateur apporte des sacs de gravats et de ciment à la déchetterie de la porte de La Chapelle : une file de « crève-la-faim » attend là. Ce sont les mêmes que l’on rencontrait dans La clôture de Jean Rolin. De même, à lire le chapitre consacré à un désherbage en grande banlieue, on reconnaît les paysages de La traversée de Bondoufle. Dans les deux cas, l’écrivain est là, son regard, sa voix, et pas ses opinions, qu’il laisse aux autres.
Ainsi, à cette femme qui le fait venir dans son 300 mètres carrés du neuvième arrondissement : « Au plus grand des murs du salon, un tirage photographique de dimension peu commune montre un bidonville du tiers-monde vu de haut, la photo est prise d’un hélicoptère, je suppose. Le cliché est signé par une star de la photographie humaniste, une vedette de la misère, bien cotée au marché de l’art ». Le portrait est assez transparent mais je ne tirerai pas sur l’ambulance ou plutôt l’hélicoptère. Courtès sait croquer. Employé dans la restauration, il a pour client un écrivain. Passons sur le costume de cet homme qui veut paraître jeune : « L’étendue de sa créativité se manifeste aussi dans sa chevelure au décoiffé soigné et qui signale qu’on a affaire à un artiste avec un grand A, ou même plusieurs comme les meilleures andouilles ». Habillé pour l’hiver, le m’as-tu-vu. On aimerait bien se rendre dans le salon de beauté en banlieue que dirige telle patronne de volière, maitresse de poulailler. Un portrait encore, parmi tant d’autres. Courtès a aussi l’art de l’anecdote (pas toujours drôle) et, en soi, l’accident avec le chevreuil et ce qui s’ensuit pourrait faire la matière d’une nouvelle étrange.
La pauvreté et, dans l’épisode évoqué, la faim obligent à une lutte de chaque jour, de chaque instant : « Ce monde des algorithmes transforme notre instabilité passagère en désespoir permanent ». La pauvreté oblige à la docilité, elle oblige à rester aux aguets, sur le qui-vive. Le comble est qu’il faut payer pour obtenir les bons algorithmes et trouver un travail pour chaque jour. Mais heureusement pour Courtès, le prix de cette pauvreté est allégé par la pratique de l’écriture. Erri De Luca disait en gros la même chose quand il traduisait la Bible hébraïque avant de se rendre sur ses chantiers de maçon ou de terrassier.
Courtès s’efforce de rester bien habillé ; il souffre du dos, des mains, des jambes, mais il tait cette douleur, et fréquente peu les médecins. Il a été un enfant et un adolescent heureux, il a partagé une existence paisible avec ses camarades de la campagne qui tous travaillaient de leurs mains, et ses mains à lui sont des « mains d’œuvre », qu’il s’agisse de tenir un stylo ou un marteau comme avant son Rolleiflex. Courtès est de ce temps où l’on parlait de politesse et non de ce vague « vivre ensemble » qu’on nous sert comme le reste dans de la com’. Les cadres sont « cool » et leur travail peu salissant. Courtès décrit avec précision et vigueur cette mécanique d’apparence fluide.
La vraie souffrance qu’il connaît est autre. Il est seul, a du mal à entretenir des relations sociales sans se sentir vaguement honteux ou coupable. Le pire est la séparation d’avec ses enfants. Ils sont partis avec leur mère au Québec, sa fille ne veut pas entendre parler de lui, ne lit aucun de ses romans. Son fils…
Les bonnes raisons de lire À pied d’œuvre ne manquent pas. C’est un récit qui dérange, irrite, blesse. C’est un livre courageux, écrit dans l’adversité du quotidien, de la fatigue, des souffrances. L’auteur évoque son grand-père qui s’était évadé plusieurs fois du Stalag sans y voir du courage. Courtès, lui, ne se sent « ni con ni courageux ». On peut le démentir sur le second adjectif.