Après quatre acquittements, un cinquième procès pour terrorisme de la sociologue et écrivaine turque Pinar Selek a repris à Istanbul, avant d’être renvoyé à juin 2024. Elle poursuit son combat, en publiant un essai incisif sur la fabrique de l’adhésion au système militaro-autoritaire, dont le service militaire est une étape cruciale. Une soirée de soutien a réuni le 27 septembre, à l’Hôtel de Ville de Paris, des artistes, des associations de défense des droits humains et des associations de chercheures qui lui ont exprimé leur solidarité et leur gratitude pour la lutte qu’elle mène au nom de la justice, de la liberté d’expression et de la liberté académique, principes bafoués par le régime turc actuel et par tous les régimes autoritaires et illibéraux, dont son étude permet de mieux comprendre le fonctionnement. Le 29 septembre, un nouveau renvoi a été prononcé par la Cour, avec une demande d’extradition, laquelle n’a pour l’heure jamais été reçue par la France.
Depuis 25 ans, Pinar Selek est persécutée par le gouvernement turc pour avoir fait son travail de sociologue. En 1998, elle a été arrêtée et torturée pour avoir refusé de révéler aux autorités les noms de ses enquêtées kurdes, suivant les règles de déontologie professionnelle, que l’on peut comparer au secret médical ou au secret professionnel d’avocat, même si cette déontologie n’est pas codifiée dans le cas de la sociologie. Libérée après deux ans d’emprisonnement, elle a récidivé en entreprenant une enquête sur les fondements masculinistes d’un système politique nationaliste, militariste et patriarcal, et sur les mécanismes de la menace, par laquelle s’obtient l’adhésion à cet ordre social et politique. Elle est devenue une des cibles privilégiées de ce système précisément parce qu’elle en dévoile le fonctionnement.
Car cet ordre militariste et patriarcal se reproduit par le dressage des corps masculins à l’exercice de la violence, comme elle le montre dans ce nouveau livre qui paraît aux éditions des femmes-Antoinette Fouque. Cet essai incisif systématise et théorise, en les généralisant, les résultats de l’enquête d’histoire orale qu’elle a menée auprès de 79 hommes sur leur expérience du service militaire, qui constitue, explique-t-elle, le troisième rite d’initiation à la masculinité hégémonique, après la circoncision et la pénétration, et avant le mariage et la paternité. Une enquête qui avait donné lieu à un livre publié en 2009 (et traduit en français en 2014), où elle donnait voix à ces témoignages rares de l’expérience militaire que vivent les hommes de nombreux pays.
En effet, si elle prend des formes particulières en Turquie, pays au passé génocidaire, où plusieurs coups d’État ont structuré le champ politique, cette expérience fait partie d’un système patriarcal qui fonde l’adhésion à la violence légitime exercée par l’État au nom de la raison d’État, et entraîne à sa pratique quotidienne. Pinar Selek montre que le pouvoir, la domination, dont la domination masculine est un des socles, s’obtient, par un paradoxe apparent, à travers la soumission, l’humiliation, l’annihilation de la personnalité, l’infantilisation, l’intériorisation de la hiérarchie, et bien sûr la violence. Au cours de cette série d’épreuves – que désigne la métaphore du « chaudron militaire » – se fabrique ce qu’elle appelle l’« homme rampant », désormais prédisposé à reproduire la violence banalisée – des bagarres aux viols individuels et collectifs (notamment ceux perpétrés dans le cadre militaire), aux pogroms, à la violence d’État et à la violence paramilitaire – mais aussi les diverses formes de paternalisme.
Son analyse se nourrit de nombreuses références, dont Hannah Arendt, Simone Weil, Michel Foucault, James Scott, ainsi que les théoriciennes féministes Christine Delphy, Monique Wittig, Colette Guillaumin, Anne-Marie Devreux, et Raywen Connell, mais ce cadre théorique très élaboré est étayé, incarné, à l’aide des témoignages qu’elle a recueillis. Accéder à la réalité de l’expérience de cette « institution totale » (Erving Goffman) qu’est l’armée lui permet d’appréhender le militarisme comme processus social et de mettre au jour le rôle de la masculinité normative hétérosexiste dans l’organisation de la violence politique, ainsi que dans la violence à l’égard des femmes et à l’égard des homosexuels et des transsexuels, stigmatisés par l’institution comme des « pourris », raillés, humiliés, exclus de l’ordre social. L’analyse peut être généralisée à beaucoup d’autres pays, en tenant compte de variantes qui demanderaient pour certaines de spécifier le cadre conceptuel, afin de comprendre, par exemple, ce qui différencie ce système des configurations où les femmes font aussi leur service militaire. La conclusion ouvre aussi, de façon pertinente et opportune, à des interrogations sur les conditions de la soumission à l’ordre néolibéral et au système de surveillance généralisée qui grignotent, au nom des politiques sécuritaires et de la lutte anti-terroriste, le libéralisme politique dans les démocraties capitalistes.
Cette enquête, dès son origine, a valu à Pinar Selek les poursuites, menaces et persécutions dont elle est victime depuis 2007 et qui l’ont contrainte à s’exiler après la parution de son livre en 2009. Il faut saluer le courage de cette chercheuse et écrivaine, qui persiste et signe à la veille de son cinquième procès, sans céder à l’intimidation, à la menace et aux persécutions. Face à la soumission à la violence qui conduit à sa reproduction, elle brandit les armes de la sociologie, armes pacifiques mais intellectuellement affûtées et désenchanteresses, à l’aide desquelles elle déconstruit les mécanismes de la violence physique et ceux de la violence symbolique qui la légitime, les dévoilant dans leur triste banalité moutonnière et réitérative. Sans pour autant nourrir d’acrimonie contre ces enquêtés, sans les dénoncer, en restituant leur vécu avec une objectivité et une distance critique qui n’exclut pas une forme d’empathie pour ces hommes soumis à de telles épreuves de virilité. Par son engagement, sa détermination, son audace, par sa pensée incisive et son écriture acérée, Pinar Selek incarne l’antithèse de cet « homme rampant » qu’elle a sociologiquement disséqué.