En attendant Nadeau, sur une idée d’Emmanuel Bouju, Christian Galdón Gasco, Christine Montalbetti et Amanda Murphy, poursuit son « Questionnaire de Bolaño », du nom du dernier entretien donné par l’écrivain chilien à la veille de sa mort. Après Enrique Vila-Matas, Jakuta Alikavozic et Pierre Senges, c’est au tour de Yoko Tawada, dont l’œuvre passe de l’allemand au japonais, d’y être invitée grâce au relais de Bernard Banoun.
- Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?
Colimaçon.
- Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ?
Un escalier en colimaçon nous conduit vers le bas ou vers le haut, marche après marche, tandis qu’un écrivain tire les lecteurs sans paliers jusqu’au firmament.
- Qu’est-ce que la littérature allemande/la littérature en allemand ?
La « littérature en allemand » : un auteur écrit en allemand mais ce pourrait être aussi une autre langue. La « littérature allemande » : on dirait que c’est une littérature écrite par un citoyen allemand. Une littérature sans auteurs autrichiens, ce serait vraiment dommage. L’expression « la littérature allemande en allemand », elle, au moins, semble convenable, car elle implique qu’il y ait aussi de la « littérature allemande en japonais » ou de la « littérature japonaise en allemand ».
- Thomas Mann, Christa Wolf, Elfriede Jelinek ?
Thomas Mann.
- Que pensez-vous de la « littérature mondiale » ?
Je trouve très bien qu’une littérature suscite l’intérêt des lecteurs dans de nombreux pays et pour diverses raisons. Car cela veut dire qu’elle a trouvé le « plus grand dénominateur commun » (une notion mathématique !) dans un monde multiple. En revanche, je ne fais pas grand cas de la littérature qui se vend massivement dans le monde entier avec les mêmes slogans publicitaires qui ne servent qu’à aplanir le monde.
Pour parler de « littérature mondiale », il nous faut partir du principe qu’il existe quelque chose comme « le monde ». Or existe-t-il vraiment ? Est-ce que la vie quotidienne à Singapour a quelque chose à voir avec celle d’un village de Roumanie ? Leurs soucis, leurs rêves, leurs joies : par quoi différents endroits de la Terre sont-ils reliés ? Les habitants, qui ont des langues et des cultures différentes, ont-ils eu des lectures communes ? La littérature mondiale est une affaire d’impossibilité. Ce qui fait d’elle un projet d’autant plus précieux.
- Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?
Kafka. À quoi j’ajouterai que « Kafka » n’est pas pour moi un auteur, mais au moins cinq auteurs différents. Le Kafka qui me fascinait quand j’avais quinze ans n’est pas le Kafka qui est important pour moi aujourd’hui. De ce point de vue, pour moi, la question serait plutôt : « Kafka, Kafka, ou Kafka ? ».
- Bruce Springsteen, Rihanna ou Godspeed You! Black Emperor ?
Si je dois absolument choisir un nom parmi ces trois, alors… Godspeed You! Black Emperor.
- Quel est le meilleur roman de Thomas Bernhard ?
Le neveu de Wittgenstein.
- Qu’auriez-vous dit à Marguerite Duras si vous l’aviez connue ?
« S’il te plaît, dis aux gens de l’ancienne Indochine de faire attention à l’évolution politique de leur pays pour éviter l’arrivée d’une dictature. Car la dictature serait petite-fille du colonialisme. »
- Et à Willy Brandt ?
« De votre vivant, vous vous êtes rapproché de la Russie avec succès. Dites aux Russes auxquels vous pouvez encore vous adresser étant mort qu’ils doivent mettre un terme à la guerre. »
- Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques venant de vos ennemis ?
Non. J’ignore qui est mon ennemi, et pour moi les larmes sont plutôt un liquide sentimental.
- De quoi vous souvenez-vous de votre enfance ?
Je collectionnais des petits personnages en plastique avec lesquels je jouais au théâtre de marionnettes. Je n’avais pas de public mais cela ne me dérangeait pas.
- Collectionniez-vous les boules de neige ?
Collectionner, non, mais je posais des boules de neige sur une assiette et je les rapportais à la maison pour nourrir mes lapins.
- Quelle est votre équipe de football favorite ?
Le Dynamo de Kiev.
- À quels personnages de l’histoire universelle auriez-vous aimé ressembler ?
Hồ Chí Minh.
- Avez-vous beaucoup souffert par amour ? par haine ?
Par amour, oui, mais ai-je beaucoup souffert, je ne sais pas. D’autres personnes me semblent souffrir plus que moi. Je n’ai pas eu à souffrir par haine. Je suis trop concentrée sur moi-même pour pouvoir haïr d’autres personnes.
- Les listes de vente de vos livres sont-elles pour vous un objet de préoccupation ? (Pourquoi ?)
Non, je ne m’en préoccupe pas, car ce n’est pas la peine que j’aie tant de lecteurs. Ce que je ne veux pas, c’est que de petites maisons d’édition fassent faillite à cause de moi. Par bonheur, mon éditeur allemand est à l’abri de la faillite (en allemand : Konkurs), puisqu’il s’appelle Konkursbuchverlag.
- Vous arrive-t-il de penser à vos lecteurs ?
Jamais quand il s’agit de romans et de récits. Pour les essais, oui.
- De tout ce que vos lecteurs vous ont dit, qu’est-ce qui vous a le plus touchée ? Qu’est-ce qui vous a le plus énervée ?
Un jour, une lectrice m’a écrit qu’elle avait rêvé exactement ce que décrivait un texte de moi. Cela m’a émue. Hélas, c’était un texte cauchemardesque. J’aurais préféré offrir à cette lectrice un rêve plus agréable. J’ai été énervée par les mots d’un critique selon lequel mes phrases avaient la raideur des gravures sur bois. Il réclamait des lignes fluides. Or j’aime interrompre les lignes. J’apprécie beaucoup la gravure sur bois, et, surtout, le bois est un élément important pour moi, il donne des arêtes et des contours à l’élément eau.
- Qu’est-ce qui provoque l’ennui chez vous ? Qu’est-ce qui vous amuse ?
La question de savoir pourquoi on écrit de la littérature m’ennuie. Ce qui m’amuse, c’est que la frontière entre fiction et non-fiction soit franchie involontairement et que, par exemple, un lecteur me demande le numéro de téléphone d’un personnage fictif parce qu’il voudrait le rencontrer.
- Écrivez-vous à la main ?
Les idées, les esquisses, les fragments, je les écris à la main. Mon journal aussi, je l’écris à la main depuis les années 1970. J’écris à la main les cartes postales et les listes de courses, parfois même des poèmes. À part ça, j’écris à l’ordinateur. Mais je tape avec mes doigts sur le clavier de l’ordinateur, donc j’écris à la main via l’ordinateur.
- En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l’au-delà ?
Mon amie morte en 2005.
- Avez-vous cru, à un moment ou à un autre, verser dans la folie ?
Non. Par la fréquentation intense de la littérature, le domaine de la normalité s’est considérablement élargi pour moi. Il est presque impossible d’atteindre le domaine extérieur, celui de la folie.
- Qu’est-ce qui vous fait pleurer ? Qu’est-ce qui vous fait rire ?
Ce qui me fait le plus rire, ce sont les bons mots d’esprit langagiers. Ou bien les mouvements corporels des petits animaux, par exemple ceux d’un écureuil, me font rire. Les larmes, elles, viennent à l’occasion de films mélodramatiques où des êtres qui représentent le bien sont injustement traités et tourmentés.
- Que dites-vous de ceux qui pensent que Houellebecq est le grand auteur de notre temps ?
Je dirais : « C’est bien possible, mais je n’ai pas le temps de vérifier que cette affirmation est juste, car beaucoup d’autres livres m’attendent. »
- De qui suivez-vous le plus les conseils quand il s’agit d’écrire ?
Je suis les miens. En effet, les conseils d’autrui peuvent être tout à fait sensés, mais si je pense à mon texte et si je conçois mon écriture comme un système à part entière, alors ces conseils ne sont généralement pas applicables.
- Quel écrivain admirez-vous profondément ?
Dostoïevski.
- Peut-on sauver le monde ?
Telles que les choses se présentent actuellement, la raison humaine n’est pas assez forte pour sauver le monde. Je ne crois pas en Dieu. Mais il se peut que des facteurs extérieurs – par exemple, un événement dans le cosmos – stoppent les activités destructrices des humains.
- Avez-vous confiance ? en quoi, en qui ?
Je crois en la force magique de la langue et de l’art.
- Qu’évoque pour vous le mot « posthume » ?
Pour les auteurs qui m’intéressent, je voudrais lire après leur mort tout ce qui n’a pas été publié de leur vivant. En ce qui me concerne, je souhaite avoir évacué (ou, de nos jours, effacé de l’ordinateur) tous les textes inachevés afin de ne pas laisser de papiers posthumes.
- Qu’est-ce que vous auriez aimé être au lieu d’être écrivaine ?
Une guitariste jouant de la musique classique et contemporaine.
Réponses traduites de l’allemand par Bernard Banoun