Claro s’attaque aux choses. Il s’en prend aux objets familiers. Ce sont eux désormais qui feront les frais de son atrabile. Il s’y attaque avec son mordant habituel et toute la verve stylistique dont il est capable. S’il les plonge dans un bain d’acide caustique, ce n’est pas, on s’en doute, pour les rendre inopérants, mais afin de leur redonner tout leur tranchant et toute l’agressivité dont ils sont capables.
Claro nous livre là un catalogue d’objets usuels (la passoire, l’ampoule, le comprimé, la porte, la poche, etc.) ou parfois de matières plus abstraites (le silence, le frisson, la feinte, etc.) qu’il recycle en armes de poing dans sa manufacture de Saint-Étienne à lui. Voilà que les objets du quotidien ont perdu en effet leur manteau d’anodin. On les croyait noyés dans le décor familier et familial ; l’auteur, qui les remarque et les démarque de leur simple fonction utilitaire, leur procure un nouveau relief, une singulière acuité, saillante et assaillante. Il les remet en forme, en coach de leur vivacité poétique, mais c’est à ses risques et périls. Car ces objets, que l’usage domestique tendait à faire dociles, soumis à leur rôle prévu de toute éternité consumériste, voilà qu’ils se rebellent contre le maître de maison. On ne moque pas impunément les choses. Leur apparente inertie cache une eau qui dort en attente de vous bondir au visage toutes griffes – voyez déjà vos larmes – dehors.
Jusqu’alors, Claro avait manié l’ironie plutôt contre ses pairs écrivains, avec cette intelligence lucide qui est parente du désabusement et de la mauvaise foi. Mais l’écrivain est une cible facile, la chose c’est une autre paire de manches. Car les choses ont une complétude, une pléthore de sens en elles qui les rend infaillibles. Même le défaut des choses fait partie d’elles et on ne peut guère leur reprocher cette faille qui les constitue aussi positivement que leur plénitude, faille qui est l’endroit par lequel on peut les attraper mais jamais tout à fait les saisir. Du coup, ou plutôt par contrecoup, l’ironie de l’écrivain a tendance à glisser sur la chose pour lui revenir en pleine poire. Tout se passe en effet comme si l’humour grinçant de Claro, ayant si peu de prise sur des choses par nature protéiformes et fuyantes, ne pouvait que se retourner contre l’humain.
Les textes en prose rassemblés dans ce recueil sont d’ailleurs le plus souvent adressés, adressés à un tu anonyme qui est autant le lecteur pris à partie (pris et broyé dans le parti pris inexorable des choses) que lui-même, l’auteur, dans sa version pitoyable. Car toute chose est pour lui l’occasion d’un autodénigrement. Celui qui se penche sur la chose ne peut que constater en miroir ou en creux son inégalité à la chose qu’il contemple, et se lamenter dès lors de son indécrottable humanité. Les choses nous jouent de vilains tours parce que c’est nous-mêmes qui avons l’esprit mal tourné et des pensées inavouables, auxquelles il faut toute l’innocente perversité des objets pour qu’elles se révèlent à elles-mêmes. Et il faut que l’auteur se fasse le fouilleur, le fouille-merde des choses, pour qu’il y soulève la vase immonde de l’humain : « La poche, à l’instar de l’arrière-pensée, appartient à la famille des trappes. »
Le plus étonnant dans ces textes est sans doute la violence à laquelle renvoie l’inertie des choses. Tel presse-papier, supposé roi du calme et de l’attitude posée, compassée même, est en réalité un monument de violence, une provocation, un appel au meurtre : le presse-papier a, comme enfoui en son for intérieur, un destin d’arme par destination. Les objets inanimés renferment une brutalité insoupçonnée. L’apathie des choses, dès qu’elles sont manipulées par le langage, se change en la plus vive souffrance : la porte claque, le crayon vise l’œil, le frigo chante un air macabre qui préfigure la tombe. Même le coussin réputé inoffensif participe à l’écrasement du crâne pendant la sieste. C’est que Claro a un imaginaire d’une noirceur à ce point étendue que se confronter aux choses inertes est encore pour lui une occasion de le réactiver. On ne réveille pas une chose sans éveiller en même temps notre goût pour la douleur. Les choses incarnent le contraire de la tranquillité. Claro, en se faisant le phénoménologue inquiet de ce qui l’entoure, nous montre une humanité qui vacille sur ses gouffres.