L’humanité incendiaire, et après

L’humanité a joué avec le feu, et la planète brûle. Les feux souterrains du capitalisme extractiviste ravagent la terre et Prométhée revenu regrette amèrement son cadeau empoisonné. Ce constat et cette fable peuvent-ils nous aider à mieux comprendre ce qui nous arrive, voire à nous ressaisir ?  Dans cet ouvrage tiré en grande partie d’une conférence prononcée lors du salon public du Public Science Festival, le philosophe Peter Sloterdijk déroule une histoire de notre humanité centrée sur ses usages de la pyrotechnie pour en arriver à notre époque et aux voies qui s’ouvrent à elle.

Peter Sloterdijk | Le remords de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Payot, 128 p., 10 €

Peter Sloterdijk nous a habitués à de grandes histoires de l’humanité déroulées à partir d’un fil, qui a pu être la colère et les émotions thymotiques qui l’accompagnent (Colère et temps), une teinte comme le gris, ou encore cette forme de sphère, convoquée d’une manière plus panoramique et synchronique pour unir sa trilogie éponyme. Cette capacité à embrasser de grands pans anthropologiques et la vaste culture que le philosophe leur associe sont un des charmes d’une vision souvent très stimulante. Elles se conjuguent à la force des images par lesquelles on entre souvent dans son écriture et qui jouent probablement un rôle notable dans sa pensée.

Le remords de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu Peter Sloterdijk
Un pompier à la lutte contre un incendie de forêt vers Aston Bay en Afrique du Sud (mars 2017) © CC BY-SA 4.0/StevenTerblanche /WikiCommons

Ainsi, après avoir fait l’apologie politique aussi bien que métaphysique des nuanciers du Gris, Sloterdijk place ici sa réflexion, à l’opposé de cette demi-teinte, sur le fond apocalyptique d’un ciel et d’une terre rougeoyants et sous l’égide du fabuleux Titan humaniste finalement pris de remords face à une humanité devenue un « collectif d’incendiaires ». L’image est saisissante dans un monde où les mégafeux constituent la manifestation la plus spectaculaire d’un dérèglement général. La fascination pour les aspects visuels de notre puissance de destruction, surpassant les instincts les plus archaïques de notre survie et rencontrant la promesse de remonter à l’origine de cet embrasement général, et à venir, a quelque chose d’irrésistible. Et le livre de Sloterdijk propose en effet une généalogie de notre contemporain sous la forme d’une « anthropologie énergétique généralisée » qui suit l’évolution de ce qu’il appelle, avec Marx, le métabolisme humain et qu’il définit comme une articulation, évolutive, de la puissance humaine naturelle et de celle de la nature, à laquelle s’ajoute la place de plus en plus essentielle qu’y prend la pyrotechnie. 

Un premier régime métabolique serait ainsi celui de l’humain aux capacités de destruction faibles, et à même d’offrir à la nature des contre-dons en compensation de ce qu’on lui prélève. Y succède une humanité définie par le recours au travail d’esclave, parallèle aux premières installations mécaniques et au travail des animaux, passés du statut de simples proies à celui d’instruments utiles. L’apport de forces musculaires externes accroît considérablement le budget énergétique des sociétés et dans le même temps implique la construction des États et des superstructures féodales de commandement qui organisent cet effort massif. La pyrotechnie de l’âge du bronze, qui permet la fonte de l’étain et du cuivre, entre en tant qu’auxiliaire dans cette formule métabolique. Mais cet usage du feu doit encore respecter le principe de régénérescence de la forêt qui modère la demande de production. Ce ne sera bientôt plus le cas.

Avec le travailleur « libre » qui vend sa force de travail et son savoir-faire sous la forme de salariat, apparaît le vrai « game changer » de l’histoire anthropotechnique : la force vapeur et la logique extractiviste qu’elle commande. L’exploitation des « forêts souterraines », ces reliques de la vie végétale que sont le charbon, le gaz et le pétrole, correspond à une extériorisation de l’énergie. Si la force musculaire de la main-d’œuvre reste importante, elle se combine dorénavant de manière essentielle avec l’énergie dégagée par la combustion de ressources sans perspective de régénération. S’ajoute à cette nouvelle combinaison un élément dont on ne mesure pas encore les conséquences : la permanence des particules atmosphériques dégagées par ces combustions. Ces résidus illustrent pour Sloterdijk le principe essentiel de dynamique d’une civilisation qui libère dorénavant plus d’effets qu’il ne lui est possible d’en domestiquer. À l’équation métabolique antérieure s’ajoutent ainsi les énergies fossiles et leurs émissions, mais aussi ce que Sloterdijk nomme les « feux froids de l’efficacité », autrement dit la libération massive d’une intelligence en quête perpétuelle d’innovation. L’ère industrielle s’ouvre et bientôt, le règne des dieux s’étant achevé, Prométhée peut enfin descendre du rocher où il s’était vu punir de son don de feu. Face aux proportions démesurées et incontrôlables qu’a prises son don initial fait à une humanité vulnérable et démunie, il est alors saisi par la honte, écrira Günther Anders. Il est même pris de remords, affirme Sloterdijk après lui. 

Les premières utopies socialistes voudraient un peu moins d’exploitation de l’homme par l’homme, mais l’exploitation de la terre pour l’homme, elle, bat son plein. Bientôt les excédents d’énergie de fossile produisent la surconsommation que l’on connait, des protéines d’abord dans une explosion de l’industrie agroalimentaire de viande, puis de toutes les marchandises qui créent la population de consommateurs de biens non nécessaires que nous sommes et attisent perpétuellement les « feux de l’envie ». Les incendies fossiles dessinent les lignes géopolitiques et les régimes autant que les modes de vie et les subjectivités fluides et plastiques. Prométhée peut assurément s’en vouloir.

Comme toute traversée historiques dessinée à grands traits, celle-ci opère de fortes sélections et des constructions de perspectives qu’on pourrait critiquer. On peut lui opposer des récits alternatifs, moins implacables, plus complexes. Mais on peut aussi se prendre au jeu de la proposition inspirante et des étincelles que font naître les éléments sélectionnés comme les formules brillantes et les images qui continuent, le livre une fois fermé, de crépiter dans nos esprits. Sloterdijk n’entend cependant pas nous abandonner à la fin de cette traversée sur ce seul constat amer, et la fin du livre s’essaie à l’exercice aussi difficile qu’inévitable de dessiner quelques issues possibles. Cet exercice de perspective, au futur cette fois, et la négociation qu’il impliquerait avec la complexité et les dynamiques en cours, ici résorbée en « pacifisme énergétique », s’avère plus problématique.

Le remords de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu Peter Sloterdijk incendies
Point de feu ©CC BY 2.0/Andreas Kretschmer/Flickr

Certes, Sloterdijk concède que la mode de replanter des arbres à titre de compensation de nos dépenses carbone n’a pas grand-chose à voir avec la logique régénérative des forêts, de surface ou souterraines ; que baisser le chauffage et rouler à l’électrique ne change rien à la logique énergétique générale d’une société réglée sur la nécessaire surconsommation. Pourtant, le « renouveau » proposé par le philosophe ne s’attaque étonnamment pas à cette question centrale et préfère s’en tenir à prôner des techniques d’acquisition de l’énergie renouvelable ou la réduction de la taille des unités territoriales politiques, sans même effleurer les questions que pose cet avenir, évidemment plus désirable que l’hypermétropole. Il évoque pourtant, parmi mille autres choses et avec son habituel détachement, des modes de décision qui découleront probablement de catastrophes plus que de mises en garde, et les propositions démagogiques ou fascistes qui en naîtront probablement. Il esquisse aussi les déchirements probables entre économes et dépensiers ou post-prométhéens adeptes des énergies « vertes » et néo-prométhéens, fervents du nucléaire – qui enfin apparaît au détour d’une phrase – et des États forts qu’il nécessite. Nulle pondération ou dialectique des forces en présence, pas de mention des dynamiques à l’œuvre et à venir face à tous les bouleversements en cours et toutes les oppositions à venir. Ces lignes de faille tranquillement survolées semblent finalement se résorber dans l’attente de l’avènement d’une classe écologique, celle des latouriens enfants de Gaïa, ces « non destructeurs déterminés des bases vitales de la plupart des cohabitants de la planète ».

 Sloterdijk abordait pourtant dans une conférence donnée aux côtés de Bruno Latour, en 2019, d’une façon qu’on pourrait juger plus aiguë, l’époque de « secourisme » dans laquelle nous étions entrés, caractérisée par la fin des récits du progrès et l’accompagnement des catastrophes, à coups de rafistolages et de bandages parant aux urgences. Il semble ici ne plus prendre en charge la nécessaire redéfinition, pourtant nécessaire, de notre récit du progrès. Si le « léninisme vert » d’un Andreas Malm lui apparait, sans surprise, notamment à propos d’une conférence prononcée sous le parrainage de l’Office suisse de l’énergie, comme simpliste et fatalement dictatorial, on peut se demander quelle place le « pragmatisme écologique » social-démocrate qu’il défend laisse à la complexité. Comme souvent, en dehors de ses ennemis idéologiques déclarés, le positionnement profond de Peter Sloterdijk reste difficile à saisir. Que signifie d’ailleurs, pour celui qui se déclare post-pessimiste, de placer un livre sous le signe du remords, ce sentiment stérile et tourné vers le passé s’il en est et qui n’implique pas forcément réparation ? Face à une planète qui, en effet, brûle et à des sociétés prêtes à prendre feu, il est difficile de ne pas demander à une proposition de ce type de nous donner, non des solutions, mais des manières de mieux lire le présent et les forces en jeu dans nos désirs de transformation.