Un des traits de notre époque est l’écart qui existe entre, d’une part, la puissance et l’accélération des technologies émergentes et, d’autre part, la faiblesse de la pensée politique et de l’épistémologie dans ce domaine capital. Toutes les intelligences du monde, le dernier livre traduit de James Bridle, illustre ce phénomène. S’il séduit dans la description de ces avancées, la réflexion sur ces thèmes y est à peine ébauchée – la masse étourdissante d’informations qu’il fournit devant suppléer à l’analyse critique et à la finesse conceptuelle.
James Bridle est à tous points de vue archi-contemporain. Artiste, écrivain-journaliste, technologue avant tout, c’est aussi un praticien qui, fasciné par l’intelligence artificielle, construit des systèmes d’apprentissage automatique, dont ceux d’une voiture autonome qu’il a conçue pour lui-même. Ni philosophe à proprement parler ni érudit façon vieille école, ce bricoleur boulimique affiche ses connaissances dans ce domaine et dans ses applications ; ce qui l’amène à aborder des thèmes aussi fondamentaux que le temps, la vie, la conscience, l’apparition du langage et la naissance de l’alphabet, l’individu, le hasard, l’élargissement du droit aux non-humains… en se donnant comme fil rouge l’intelligence.
Il se garde bien de définir cette « notion-anguille » (Daniel Andler). Préférant la décliner en tous sens, il lui donne une extension maximale. Cela lui permet d’entrer dans le jeu des métaphores et des airs de famille entre les animaux, les végétaux, les machines et les humains, et de jongler d’une discipline à l’autre : des STS (sciences, tech, société) impliquant aussi bien l’informatique et plus précisément l’intelligence artificielle, la robotique et la biologie, que les sciences sociales, la paléontologie, l’éthologie, la botanique… Ce livre ambitieux se laisse feuilleter comme un prolongement énorme du magazine Wired. À ceci près qu’il témoigne aussi de l’étonnement de l’auteur face à la sophistication de la « nature » (avec des guillemets, donc, comme cela se fait désormais). Tant l’ampleur que l’éclectisme de cet assemblage composite expriment l’émerveillement face à la diversité des modes d’être et de penser, et un optimisme à toute épreuve. Bridle tourne le dos aux questionnements et aux alarmes que soulèvent les nouvelles technologies et l’environnement. C’est un bric-à-brac miroitant faisant un point d’étape sur les connaissances et les tendances actuelles, un buissonnement de figures de machines et d’effets, qui constitue quelque chose comme un cabinet de curiosités du début du XXIe siècle – avec ses exotica, ses artificialia et ses naturalia d’un nouveau genre, sa galerie d’inventeurs et les récits de leurs parcours et de leurs expériences. Autant de raretés, de choses souvent peu connues, l’auteur favorisant les marges, les grands oubliés, les machines alternatives et les trouvailles qui ont été mises à l’écart.
Ce tourbillon de savoirs et d’images se donne essentiellement pour visée l’alliance de l’écologie et de la technologie. Bridle revendique un va-et-vient constant de l’une à l’autre et une fécondation mutuelle : l’IA peut éclairer le vivant, et nous rapprocher de la nature plutôt que de nous en éloigner comme on le croit d’ordinaire ; et vice versa, le vivant inspire l’IA. Pour ne pas se perdre en chemin, l’auteur s’assure de quelques balises principielles : il s’agit de rejeter l’exceptionnalisme et le suprématisme humains – l’une des devises d’aujourd’hui – et de retrouver le lien avec le « monde plus qu’humain » qu’une rationalité réductrice a rompu depuis Aristote et Descartes, et que les hautes technologies computationnelles pourraient regagner au lieu de se consacrer à l’armement, à la reconnaissance faciale ou à la finance. L’intelligence est partout, on la reconnait chez la pieuvre et le babouin, comme chez les archées (des unicellulaires qu’on a longtemps confondus avec les bactéries) ou les myxomycètes, ces champignons-animaux qui ont été joliment illustrés par Haeckel. Elle est multiple, d’une diversité prodigieuse, essentiellement relationnelle, c’est-à-dire écologique par essence, et continuellement générative. Elle se donne à foison, comme un « débordement » de qualités dans un jeu incessant de connexions et d’interactions.
On sait que certains singes fabriquent des outils, réussissent le test du miroir qui révèle la conscience de soi, et assimilent largement le langage des signes. Les primatologues Barbara Smuts et Jane Goodall ne sont pas loin de leur reconnaître, sinon une forme d’expérience spirituelle, ce qui « s’apparente à de l’émerveillement et de la révérence » face à la nature. Le végétal n’est pas en reste. Épiphanie du printemps à la rencontre d’une forêt bruissant de signaux et de modulations chimiques imperceptibles. La torpeur des frondaisons est trompeuse, l’insensibilité longtemps prêtée aux arbres également. Les plantes ressentent, mémorisent et apprennent, comme l’a scientifiquement prouvé la biologiste Monica Gagliano en « faisant parler le mimosa ». Elles ne se bornent pas à communiquer entre elles, ce que l’on le sait depuis un moment, partageant ainsi des informations, s’entraidant et concluant des pactes mutualistes avec les champignons. La symbiose que la biologiste Lynn Margulis pose comme un fondement du vivre-ensemble – par contraste avec la violence de la sélection naturelle – est en effet très répandue chez les végétaux. De plus, comme l’avait relevé Darwin, les plantes, loin d’être stationnaires, se meuvent. Les arbres dispersent leurs semences, et migrent sur des kilomètres pour s’adapter au climat. Ce sont juste « des animaux très lents », commente un biologiste. Leurs réseaux underground constituent un wood wide web (une « large toile de bois »), ce qui amène l’auteur, toujours désireux de rapprocher tech et processus naturels, à évoquer l’infrastructure d’Internet, la théorie des réseaux née dans les années 1990, ainsi que la notion d’intra-action [1] de la philosophe physicienne Karen Barad (par quoi le monde perd toute stabilité ontologique – les objets ne précédant pas leur présence mais procédant d’agencements dynamiques continus). Ce n’est pas verser dans un mysticisme biophile que d’accorder à ces végétaux un statut de sujet ; et de saluer au passage Pando : cette très ancienne colonie clonale de peupliers faux trembles couvre quarante hectares, et constitue un individu unique, un arbre à lui seul qui aujourd’hui se meurt lentement.
Le monde dépasse les cadres et les assignations, ne connait pas de divisions nettes. La notion d’espèce et même celle de règne sont remises en question par l’effervescence du vivant qui n’en finit pas de s’entremêler, d’inclure du nouveau et de s’ouvrir à l’autre. À la métaphore classique de l’arbre succèdent celles du buisson ou du nuage. Nous sommes nous-mêmes des « chimères génomiques » faites de mélanges cellulaires tumultueux et baroques, des communautés multi-espèces si l’on considère le microbiome (deux kilos de bactéries). James Bridle présente aussi dans des pages étonnantes la foule des lignages humains au long de la Préhistoire. On ne connait généralement que Néandertal et Sapiens mais ils sont légion. Et on ignore comment ces populations que les techniques d’ADN ont découvertes se sont croisées. Aujourd’hui, dans un même ordre d’idées pluralistes et disruptives, on admet que le genre se démultiplie – certains sur Facebook ayant pu déterminer jusqu’à une cinquantaine de modalités identificatoires.
Aussi la tech devrait-elle être elle-même queer, comme le propose l’artiste Zach Blas, et centrée sur l’entrelacement avec les non-humains. Bridle remet en cause, outre les hiérarchies, les taxinomies et les typologies fixistes, le binarisme (0 et 1) informatique, les négligences et les forçages des laboratoires, la calculabilité comme principal critère de vérité. Et il insiste sur les interdépendances qui trament l’être. Les séparations comme les conflits recouvrent souvent de l’ignorance. Mais, comme le veut l’effet Richardson, plus on recherche à mesurer précisément des choses, plus elles se complexifient et se fractalisent, les estimations révélant des détails et des variations inaperçues. Il est également notable que l’informatique ne parvient pas à intégrer le hasard dans ces calculs puisque aucun nombre n’est aléatoire en soi. James Bridle rapporte les détours et les inventions pour pallier cela : ces ordinateurs de plusieurs générations, sortes d’usines à gaz improbables qui doivent (par exemple) se connecter aux fluctuations de l’atmosphère ou à la danse quantique de l’univers pour produire de la randomisation. Il rappelle à l’occasion, outre les mutations et les dérives génétiques qui sont chose courante, des réalités aussi diverses que le rôle du tirage au sort dans la démocratie athénienne et les réussites des assemblées citoyennes aujourd’hui, l’intérêt de Leibniz pour le vieux livre divinatoire chinois, le Yi Jing, et les très sérieuses facéties du compositeur John Cage pour créer des machines d’inspiration zen, susceptibles d’introduire de l’aléatoire dans ses œuvres. On avance dans le livre de cette manière, par sauts d’un champ et d’un niveau à un autre, en suivant des histoires attrayantes et des transitions en épingle à cheveux.
Quant à l’informatique, la fameuse machine de Turing (cet objet mathématique qui est à l’origine de l’ordinateur) ne devrait pas faire oublier l’arrière-boutique de la discipline et toutes ses inventions non conventionnelles dont on parle moins, comme l’autre machine de Turing, qu’il a appelée « la machine-oracle » : elle permet de « reconnaître notre propre ignorance comme Socrate à Delphes ». Ou comme « l’usine automatique » de Stafford Beer, qui devait être commandée par un cerveau artificiel regroupant toutes les données d’une entreprise. Ce cybernéticien génial, qui appliquait les lois de sa discipline aux organisations humaines, s’efforça de créer des ordinateurs biologiques. On a également modélisé les mouvements des boules de billard, et ceux d’une espèce de crabes japonais. Les Soviétiques ont conçu un ordinateur hydraulique en 1936. On ne compte pas les machines non binaires qui simulent le monde et qui pourraient être adaptées à l’écologie.
Il reste que pour changer de démarche, et pour mieux connaître ce monde, il faut accepter de ne pas savoir. Les programmes de deep learning comportent des phases qui nous échappent. De même, il existe sur cette terre de l’irréductible, des « systèmes ultra-complexes » que l’on ne comprendra jamais.