De nombreux « penseurs du vivant » souffrent d’un triple travers : caricaturer la modernité, occulter la production et souhaiter changer les manières de voir plutôt que les manières de faire. C’est ce dont les accusent la sociologue Alexandra Bidet et le professeur des écoles Vincent Rigoulet, en s’appuyant sur une lecture critique de trois livres : Quand les plantes n’en font qu’à leur tête de Dusan Kasic (La Découverte, 2022), À l’est des rêves de Nastassja Martin (La Découverte, 2022) et Raviver les braises du vivant de Baptiste Morizot (Actes Sud, 2020).
Premier écueil qui guette les penseurs du vivant : une définition sans rigueur de leur adversaire. Sont ainsi condamnés pêle-mêle le productivisme, la science, l’agrobusiness, « l’économisation », la technique, le calcul, la quantification, l’Occident, l’utilitarisme, ou encore la domination de la nature – autant de phénomènes complexes qui demanderaient à être soigneusement distingués et définis. Pire, affirment Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet, les ouvrages sur le vivant opposent de façon souvent tronquée la « Modernité » aux sociétés primitives et au monde sauvage : « chez les penseurs du vivant, la critique de la “Modernité” tend à sélectionner et à hypostasier un ou plusieurs de ses excès, pour lui opposer une autre totalité, qui en dessine comme le symétrique contraire ».
Embrassant la thèse du grand partage, qui aurait coupé les sociétés modernes de la « nature » quelque part entre le Néolithique et le XVIIIe siècle, les penseurs du vivant tendent à fabriquer une modernité à la mesure de leurs dénonciations – non sans louer implicitement certains bienfaits du monde moderne. L’ethnologue Nastassja Martin condamne, par exemple, la « machinerie moderne » et le marché, tout en célébrant le libre arbitre si moderne des populations Even, « illustration même du pouvoir de choisir ensemble, rationnellement, ce qui compte, nous affecte et nos relations avec les choses », écrivent Vincent Rigoulet et Alexandra Bidet. De même, Dusan Kazic critique les agriculteurs qui réduisent en chiffres les plantes et les animaux, mais il s’accommode des échanges marchands. Les paysans qu’il a étudiés ne pratiquent pas une agriculture vivrière autarcique : ils dépendent de la vente de leurs herbes sauvages aux épiceries fines et aux restaurants gastronomiques des grandes villes, qui les achètent à prix d’or.
Deuxièmement, les penseurs du vivant – ou du moins ceux qui travaillent sur l’agriculture et l’élevage, ce qui n’est qu’en partie le cas de Nastassja Martin – dénigrent ou occultent à tort le problème de la production. Dusan Kazic pense la culture des plantes en termes de « don » : le vivant non humain donne, l’humain lui donne en retour. Et pour Baptiste Morizot aussi, l’éleveur et le cultivateur ne produisent pas, ils profitent de la photosynthèse et de milliers d’années d’évolution et de sélection des espèces. Ce qui « travaille » véritablement, c’est le vivant.
« [C]hez les penseurs du vivant, la critique de la “Modernité” tend à sélectionner et à hypostasier un ou plusieurs de ses excès, pour lui opposer une autre totalité, qui en dessine comme le symétrique contraire. »
Questionnant le rôle central que se donnent les humains dans la production de nourriture, les penseurs du vivant critiquent avec raison les schémas de pensée qui légitiment l’agriculture intensive en l’assimilant à une industrie. Mais pour Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet, cette apologie de l’« agentivité du vivant » et de « l’échange » entre espèces a l’inconvénient de noyer d’impérieux enjeux concrets : comment hériter « d’un monde d’équipements, d’infrastructures matérielles et d’organisations productives pesant de tout leur poids sur la biosphère » ? Comment réduire nos activités néfastes pour l’humain et le non-humain au profit d’activités bénéfiques et suffisamment productives pour assurer notre survie ? Et qui doit produire quoi, comment, pourquoi ? Car on ne nourrira pas 67 millions de Français en cultivant des herbes sauvages ou en se limitant à chasser, pêcher et cueillir.
Comme le soutient le dernier chapitre du livre, « si nous ne pouvons vivre sans (nous) produire, nos niveaux et nos modes de production, par leurs effets sur la biosphère, condamnent aujourd’hui notre appartenance au vivant. Écarter la question de la production ne fait donc pas seulement l’impasse sur la spécificité du vivant humain, mais laisse aussi dans l’ombre le problème écologique lui-même ». Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet voient ainsi un troisième écueil menacer la littérature sur le vivant : vouloir changer surtout les manières de voir. Or ce remède « a des airs de narcotique. Comme si la tentation de se réfugier dans l’imaginaire, dans ces récits d’autres vies, croissait à la mesure de la conscience de notre difficulté à changer la réalité ». Le risque est grand, expliquent les auteurs, de faire de nous des spectateurs irresponsables, agis par nos rêves et par les « esprits », impuissants face aux immenses chambardements matériels que nous impose le réchauffement climatique.
Selon Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet, « apprendre à voir le vivant n’apprend pas à faire avec lui, même par procuration, ni a fortiori à le cultiver effectivement ». Cet accent mis sur le changement d’imaginaire « soit bloque l’action, soit ne change rien aux pratiques et ne permet pas d’en mesurer les effets positifs ou négatifs sur les écosystèmes, ou bien, pire encore, semble fournir un nouveau récit légitimant les formes d’exploitation et d’aliénation à la fois les plus anciennes et les plus modernes ». Ces affirmations, hélas, s’appuient sur un seul exemple. Bien des cas montrent au contraire comment la conversion des croyances, sans être une condition suffisante de la conversion des pratiques, y contribue grandement.
Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet font remarquer que les penseurs du vivant se donnent le beau rôle en insistant sur la nécessité de voir et de penser autrement. S’il faut changer de regard pour sauver le monde, alors ces professionnels du symbole que sont les enseignants-chercheurs méritent de figurer au premier plan des luttes écologiques – à moins que cette importance donnée au symbolique ne relève simplement de la déformation professionnelle.
Une telle posture n’est pas sans péril, pourrait-on ajouter. En réduisant les savoirs à des armes dans une « bataille culturelle », selon l’expression de Baptiste Morizot, les apôtres du vivant risquent d’asservir la science à des projets militants. À cet égard, il n’est pas surprenant que leur discours enthousiaste de personnification des animaux et des plantes ressemble tant au story marketing pratiqué par certains cultivateurs, qui mettent en récit des produits indifférenciés pour en accroître l’appel.
Le risque est grand (…) de faire de nous des spectateurs irresponsables, agis par nos rêves et par les « esprits », impuissants face aux immenses chambardements matériels que nous impose le réchauffement climatique.
Vif et agréable à lire, Vivre sans produire a le mérite d’éclairer trois vulnérabilités de la pensée sur le vivant. Mais le livre n’est pas sans faiblesses lui non plus.
Tout d’abord, le corpus étudié est trop réduit et peut paraître arbitraire. L’introduction nous assure que les trois ouvrages retenus « sont représentatifs d’une tendance qui dessine, par-delà son hétérogénéité, une vision globale », mais rien dans le livre ne le prouve. Le propos ne prend pas à bras-le-corps les principaux inspirateurs de ce « tournant ontologique » (ou nonhuman turn) dans les arts et les sciences sociales – Bruno Latour et Philippe Descola apparaissent à plusieurs reprises, mais des auteurs aussi importants que Donna Haraway et Eduardo Viveiros de Castro ne sont jamais cités. Les généralisations tirées de ce maigre échantillon n’en sont que plus fragiles.
Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet privilégient les critiques philosophiques et ne restituent les œuvres examinées ni dans leur mouvement général, ni dans leur contexte, ni dans la continuité des publications de leurs auteurs. Baptiste Morizot a signé pas moins de neuf livres en huit ans, dont trois seulement sont cités ici. Et il n’est pas anodin que Nastassja Martin ait connu, trois ans avant de publier À l’est des rêves, un grand succès international avec un livre autobiographique et littéraire – après tout, s’il s’agit de changer les regards, pourquoi ne pas embrasser la littérature, qui s’adresse au grand nombre et ne s’encombre pas des pesanteurs de l’épistémologie ?
Aucune sociologie des auteurs retenus n’est donc proposée. S’ils sont de la même génération, ils n’ont pas le même statut universitaire et ne pratiquent pas les mêmes disciplines (Dusan Kazic et Nastassja Martin sont anthropologues, Baptiste Morizot philosophe). Le livre ne s’intéresse pas davantage aux stratégies de carrière, de publication et de positionnement politique qui pourraient expliquer le choix de travailler sur le vivant, dans les années 2010-2020, en France, et d’en parler d’une façon à la fois accessible au grand public et directement utile aux militants écologistes. La réception des livres sur le vivant n’est jamais étudiée non plus, alors que les médias semblent friands de ces récits et que les tables des librairies croulent depuis plusieurs années sous les ouvrages invitant à Habiter en oiseau, Penser comme un iceberg, Apprendre à voir ou à se glisser Dans la peau d’un arbre.
Exploité avec énergie par Actes Sud, le marché des ouvrages sur le vivant a l’air de très bien se porter, mais on ne peut pas en dire autant du marché des critiques de la société industrielle, que courtisent, par exemple, L’Échappée, La Lenteur, Divergences et la regrettée Encyclopédie des Nuisances. Comme en témoigne le livre d’Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet, ces deux champs de recherche se blâment plus volontiers qu’ils ne discutent. Une étude des références citées – ou au contraire ignorées – par Dusan Kazic, Nastassja Martin et Baptiste Morizot aurait été sans doute instructive à cet égard.
On ne connaîtra pas non plus les différences et les similitudes entre la littérature sur le vivant et les ouvrages thérapeutiques, de développement personnel et sur la spiritualité, ni ce qui distingue les ouvrages parus en France de ceux parus à l’étranger. En l’absence d’un tel matériau comparatif, il est difficile de savoir si la caricature de la modernité, l’occultation de la production et l’accent mis sur la conversion symbolique sont des particularités de certains auteurs français ou une tendance plus large.
Enfin, Vincent Rigoulet et Alexandra Bidet notent que la littérature sur le vivant peut condamner les sciences, et notamment les sciences « dures », jugées responsables de la domination exercée sur la nature et de sa destruction. Ils auraient pu détailler plus avant comme cette littérature préfère souvent le récit esthétique à la rigueur scientifique : la construction des catégories, la quantification, le comparatisme et l’argumentation étayée sur des preuves y font place aux analogies, aux métaphores, aux allusions, aux concepts vagues et aux dichotomies caricaturales ; le ressenti envahissant du chercheur y tient lieu d’auto-réflexivité. « Le but est de désapprendre à qualifier, classer, analyser, objectiver », écrit par exemple Dusan Kazic. Les penseurs du vivant peuvent ainsi se prévaloir de la prestigieuse légitimité des sciences tout en s’exonérant de leurs contraintes.
C’est un reproche que l’on pourrait adresser aussi à Vincent Rigoulet et Alexandra Bidet, dont les préoccupations sont souvent moins scientifiques que stratégiques : eux aussi semblent estimer que l’urgence climatique impose de mettre la science au service de l’écologie. Ils ont le mérite de pointer trois faiblesses de la littérature sur le vivant, et leur livre est à ce titre une contribution bienvenue au débat public. Mais leur lecture critique, plus proche du pamphlet que de l’épistémologie, est fragile. Les sciences sociales devraient se confronter à l’urgence du changement climatique sans rien céder de leurs exigences méthodologiques.
Thibault Le Texier est chercheur associé au Centre européen de sociologie et de science politique. Il est l’auteur du Maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale (La Découverte, 2016), de Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford (La Découverte, 2018) et de La main visible des marchés. Une histoire critique du marketing (La Découverte, 2022).
[Article mis à jour le 8 octobre 2023 à 18h49]